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CHAPITRE 19 : Le Prix

 

Avant de rejoindre le Comte avec Petit Louis, l’œil de Dieu voulait impérativement rencontrer Vautreuil. Autant il avait gagné l’autorité de tous ses hommes, autant da ferveur religieuse raisonnée dénotait parmi sa hiérarchie. Elle avait l’habitude d’être obéi voire crainte par ses moines. Il se moquait des tractations secrètes, des enjeux diplomatiques, de tout ce qui l’éloignait de sa foi. Par contre, sa ferveur et ses connaissances des textes sacrés le rendaient difficile à manœuvrer car il savait toujours contredire avec des arguments de poids. Il arrivait même qu’on le sollicitât son avis, alors que son rang soit bien inférieur. Lui-même n’avait pas d’ambition et ne faisait par conséquent aucun compromis avec tout ce qui aurait enfreint ses principes. Avec le temps, des liens ambigus s’étaient construits mais quel que soit l’interlocuteur qu’il avait en face de lui, tous avaient du respect pour lui et Vautreuil n’échappait à la règle. Il n’hésitait pas à lui confier des missions dignes de confiance tout en étant parfois horripilés par ses initiatives ou certains refus à obéir.

 Compte tenu du contexte, cette capture d’ennemis de Vuldone était pour Vautreuil d’une importance capitale. Il comptait bien en tirer tout le parti qu’il pourrait. Aussi, lorsque de Treillères lui annonça qu’il avait passé l’accord avec les captives de les considérer avec honneur, il rentra dans une colère noire.

 -     Et qu’avez-vous obtenu d’elles avec tous vos honneurs ?

-     Nous vous attendions.

-     Donc rien ! Vous n’avez rien obtenu ! Vous vous foutez de moi, Treillères ?

-     Ecoutez, ce sont de véritables soldats qui se battent avec le plus grand courage que j’ai vu. Et elles n’ont rien à voir avec toutes ces folles furieuses qui se ruent sur vous en hurlant.

-     Mais elles sont corrompues ! Regarder l’indécence de leur tenu. Regardez leur sourire charmeur ! Je ne vois pas en quoi elles sont différentes. Ce sont des envoyés d’Alken ! Et peut-être même une parcelle de l’armée qui va s’abattre sur nous. Il n’envoie jamais ses furies seules !

-     Nous avons fouillé la quasi-totalité des environs ; Je ne vois pas comment une armée de milliers d’hommes aurait pu se cacher sans laisser de traces. J’ai avec moi les meilleurs pisteurs. Donc elles sont seules. N’est-ce pas étrange ? Ne méritent-elles pas qu’on s’intéresse à elles ?

-     Tout à fait. C’est pourquoi je suis venu avec nos interrogateurs. Et j’ai déjà donné mes consignes pour les mettre au travail.

-     Vautreuil, j’ai promis !

-     Fort bien. Et moi j’ai promis des informations à mes supérieurs. La prochaine fois, consultez-moi…

Treillères quitta sa propre tente, ulcéré. Comment pouvait-on être si bête ? Déjà des cris retentissaient. Il faisait partie d’un ordre religieux qui avait sa part d’ombre. S’il faisait tout pour qu’elle ne contamine pas ses hommes, elle allait dorénavant œuvrer sans lui car il comptait bien emmener Petit Louis pour parler au Comte. Ces furies étaient certes le mal qu’il combattait depuis toujours mais quelque chose le chiffonnait, comme si la présence des elfes noirs n’était pas un hasard. Avant de coordonner l’assaut final contre les yhlaks avec les autres forces de l’Empire, il y avait des détails qu’il aurait souhaité éclairer. La coïncidence des assauts kobolds sur leur forteresse, l’incendie de Locelane et la présence de l‘élite d’Aubemorte seule et que tout se passe dans le même Comté était trop improbable pour qu’il n’y ait pas un lien quelque part. Peut-être que Vautreuil obtiendrait des réponses à ses questions avec ses « méthodes » ?

 

De son côté, l’inquisiteur avait commencé son travail. Il n’en finissait pas de se délecter des supplices qu’il infligeait à ces créatures aux corps dévoilés comme un appel permanent à la luxure. Il les exécrait parce qu’elles étaient la preuve vivante que l’on pouvait vivre selon des principes tout autres que ceux régissaient sa vie. Obtenir d’elles des aveux n’était qu’un jeu pour lui, peu lui importait le résultat. Sa fureur était telle que plusieurs d’entre elles y avaient laissé leur vie. C’était toujours un plaisir jubilatoire de torturer de tels maîtres en souffrance que les elfes noirs. Les furies tout particulièrement étaient toujours parmi les plus coriaces. Le plus délicat pour lui était de les amener au point de rupture, malheureusement, elles le poussaient à aller si loin qu’elles finissaient par s’évanouir ou mourir. Celle qu’il était en train de travailler s’en approchait. Il tempéra un peu ses ardeurs.

-     Je vais changer de techniques. A chaque fois que tu me mentiras ou que tu diras quelque chose qui ne m’intéressera pas,  j’introduirais ceci, dit-il en prenant à l’aide d’une pince une tige de métal ardant, dans chacun de tes orifices. Je commencerais par ceux du visage, la bouche, les oreilles, le nez, puis je descendrais si nécessaire avec un morceau plus gros.

Les ongles déjà retournés, le visage tuméfié, l’elfe regarda le métal brûlant s’approcher d’elle. Sa tête  était maintenue en arrière par une pièce en cuir.

- Ne t’inquiète pas, je finirais par la bouche, car je veux comprendre ce que tu me diras.

Sa peau percevait déjà la sensation de brûlure que dégageait la tige. Il s’amusait à la faire tourner autour de son visage. Puis, il la reposa, comme s’il n’était pas satisfait. Puis il saisit ce qui aurait pu être une aiguille à tricoter si ce n’était l’extrémité qui était dotée de petits crochets pour déchirer davantage la chair lorsqu’on le retirait.

-     L’oreille, ça te dit ? C’est pour ça que je l’ai prise si fine…

Elle le regarda comme si elle n’avait plus rien à attendre. Ses yeux paniquaient parce que plus que la douleur qui l’attendait, elle avait dans tout son esprit l’image claire nette et précise de ce qui l’attendait. Elle savait pourtant que l’image est plus importante que cette douleur car c’est la défaite de l’esprit. Elle lutta un court un instant mais sentit en elle ce sentiment de panique qu’elle avait vu si souvent dans les yeux de ses victimes. Elle n’eut pas le temps de répondre. Il l’attira à lui par les cheveux et enfonça brutalement le métal. Elle crut un instant qu’il voulait lui transpercer son crâne. Elle ne cessait de hurler à en perdre la voix. Un haut le cœur la saisit en même temps qu’elle suffoquait. Lorsqu’il la retira, la douleur fut encore plus vive. Elle aurait voulu plaquer ses mains sur la plaie, mais elles étaient toujours fermement maintenues derrière elle par des lanières. Sa tête semblait partir en vrille vertigineuse, comme si elle avait une jambe plus courte que l’autre, et toujours ce déchirement qui lui donnait la nausée et l’envie de s’arracher la tête.  Elle le regardait d’un œil suppliant qui voulait tout dire pour le bourreau. Il l’avait vaincue, elle était prête à avouer. Avec un rictus satisfait, il attendait juste qu’elle parle.

Alors elle lui parla des Trois Larmes du Géant. Elle lui parla d’Ameryel, sa matriarche, de son exile, mais elle comprit qu’il s’en moquait. Seules les Larmes l’intéressaient. Elle finit par lui indiquer leur cachette. Il la traîna par les cheveux dehors pour montrer sa victoire et humilier l’elfe parmi les siennes. Elle la conduit vers l’arbre mort. Lorsqu’il découvrit qu’il n’y avait rien dans le creux, il braqua un regard noir sur elle.  Les traits de l’elfe montraient pourtant une vraie surprise et déjà la panique s’y lisait. Il plaqua son visage dans le creux de l’arbre jusqu’à faire éclater l’écorce.

-     Alors, tu te joues de moi ? Où sont-elles ?

Il hurla si fort sa rage que tout le camp entendit ses propos. Et ainsi toutes les furies qui connaissaient la mission de Dolorès découvrirent son succès. En écho à la voix grave du bourreau, elles poussèrent un cri suraigu, que les humains prirent pour une arrogance puérile, alors qu’il annonçait à toutes les prisonnières la bonne nouvelle.

**

*

 De leur côté, les deux bugnes n’avaient pas pris part aux évènements. Ils avaient tant culpabilisé d’avoir causé tout ce mal avec leur repas que, lorsque les humains lancèrent l’assaut, ils assistèrent au spectacle sans en comprendre l’enjeu ou l’issu. Ce n’est que lorsqu’ils se retrouvèrent seuls qu’ils comprirent. Boubli avait fini par regarder les combats avec intérêt. Sans vraiment réaliser qu’il s’agissait de vie et de mort, il essayait de déchiffrer les coups et les parades échangés. Il enviait la grâce des elfes mais rien ne justifiait à ses yeux l’absence d’armure comme en étaient revêtus les humains. Puis quand les combats se terminèrent, il fallut prendre une décision. Pour Grobul, il était hors de question d’abandonner les elfes. Pourtant lorsqu’il voulut les aider, ses pieds s’emmêlèrent dans un fil tendu. Un fil blanc qui les attendait. Son premier geste fut de tirer dessus de rage. Il rompit immédiatement.  Lorsque Boubli comprit ce qui venait de se passer, il se rappela de leur mission. Ils étaient des chasseurs de rêve. Leur but n’avait rien à voir avec les elfes. Ils devaient trouver la menace qui pesait sur le rêve du géant et un secret très rare qui le sauverait. Le message devait certainement être plus clair mais l’intelligence des bugnes n’en percevait pas plus.

 -     Grobul, on peut pas rester indéfiniment avec elles. Il faut qu’on fasse notre mission.

-     Quelle mission ?

-     T’as oublié ? On est des chasseurs de rêve. On doit suivre le fil blanc.

-     Quel fil blanc ?

-     Celui qui t’a fait tomber !

 En disant ces mots, il chercha du regard où avaient atterri les deux extrémités. Les deux bugnes se mirent à fouiller sous les feuilles, remuèrent la terre et finirent chacun par trouver une extrémité. Alors ils firent confronter à une sorte de paradoxe : le fil était là pour leur indiquer une direction, or ils en avaient littéralement deux sous la main.

 -     Bon, Grobul, c’est toi qui choisis le côté.

-     Non, on n’y va pas.

-     Ecoute, on peut rien faire pour elles. Et puis, je suis pas sûr qu’elles soient contentes de nous revoir. On les a salement rendus malades. T’as pas oublié leur tête quand on s’approchait d’elles pour les soigner ?

 Le dernier argument fit mouche. Grobul se rappelait très bien leurs têtes effrayées. A contrecœur, il prit la main de son ami et commença à marcher en direction du fil de Boubli. Grobul l’avait choisi parce qu’elle les éloignait le plus du camp, comme s’il fallait au moins ça pour avoir du courage. Ils n’avaient pas marché depuis vingt minutes qu’une troupe de cavaliers se dirigeait droit sur eux. C’étaient Vautreuil avec ses inquisiteurs. Ils passèrent sans même les regarder.

 -     T’es sûr que c’est pas dans l’autre direction, fit Grobul en pointant du menton le chemin qui se rendait vers le camp.

-     Peut-être bien, répliqua son ami encore plus curieux que lui pour savoir ce qui allait se passer.

 Ils étaient tellement pressés de regagner le camp qu’ils ne virent pas un fil à nouveau tendu qui les attendait. Des hurlements de douleur parvinrent à leurs oreilles. Immédiatement Grobul vit sa Grienlyce battu par les humains et hâta encore plus le pas. Ils se dirigèrent vers l’une des tentes de laquelle sortaient les cris. Le spectacle qu’ils découvrirent les consterna. Ils retrouvaient les mêmes scènes qu’ils avaient aperçues dans les tunnels kobolds. Immédiatement, ils furent saisis de rejet contre cette race qui infligeait tant de souffrance à une autre. Cela leur rappela les exactions que leur faisaient parfois subir les enfants, mais d’une violence si extrême qu’ils ne pouvaient pas comprendre qu’elle pût exister.

 Ils cherchèrent la tente de Grienlyce et finirent par la trouver. Elle était mains et pieds attachée au piquet central. On la forçait à regarder les exactions que subissaient ses elfines. Assis à la table, Vautreuil regardait le spectacle. Elle les voyait souffrir le martyr sous ses yeux et, à chaque fois, elle gardait le silence lorsqu’on lui posait des questions. Ses yeux luisaient de larmes mais tout son visage exprimait une terrible colère. Elle avait elle-même œuvré de la même manière, avec un raffinement que le bourreau ne pouvait pas imaginer. Mais elle avait quitté l’Aubemorte pour suivre sa matriarche pour son rêve fou et elle y avait entraperçu une petite lumière dans sa vie de ténèbres. Et on la replongeait au cœur de ce que pouvait contenir de plus noir son cœur.

 Un bref instant, elle fut distraite par une lueur de lumière et des petites voix qu’elles connaissaient particulièrement bien depuis quelques jours. L’idée que les bugnes puissent exister dans le même monde qui régnait dans la tête rendit tout ce qui se passait devant elle si absurde qu’elle ne put s’empêcher de sourire. Le bourreau aperçut ce changement d’expression et s’approcha d’elle avec une pince coupante.

 -     Alors comme ça, tu apprécies le spectacle ? Tu veux que je m’intéresse à ton cas ?

-     Vas-y maintenant, fit une petite voix derrière lui.

En guise de réponse, il reçut un gros coup de masse sur le pied que Grobul avait fait tomber de la table. Il avait à peine levé son pied pour calmer la douleur que Boubli se ruait sur lui avec son couteau qu’il planta dans le gras du ventre. Le bourreau saisit le bugne de ses puissantes mains pour l’envoyer au milieu des chaises sur lesquelles reposait divers outils pointus et contondants ainsi qu’un fouet.  Vautreuil chuta sous le choc. Il se releva en prenant le fouet et commença à l’utiliser contre Boubli qui hurla à son tour. Puis, au moment où le bourreau voulut capturer Grobul qui cherchait à sortir de la tente, un prodigieux coup de pied heurta son plexus. Le bugne avait eu le temps de libérer Grienlyce. Lorsque l’humain vit la furie face à lui, prête au combat, il appela immédiatement de l’aide. Il eut juste le temps de finir sa phrase qu’un un morceau de métal chauffé à blanc lui transperçait la carotide.

 A l’extérieur, on entendait une soudaine agitation et le bruit de chevaux. Des voix autoritaires demandaient le calme. Lorsque Vautreuil sortit pour donner ses ordres, il se retrouva face à une nouvelle armée. Aurélia avait réuni toute la gendarmerie du Comté pour s’opposer à l’Ordre. A ses côtés, Aynariel regardait les corps des furies torturées qui gisaient entassés contre un arbre. Elle les avait comptés, il y en avait dix.

 - Vautreuil, je vous somme de cesser immédiatement vos exactions et de libérer les elfes.

- Mais Comtesse, vous savez très bien que nous n’avons pas à recevoir d’ordres de votre part.

- Petite rectification, vous êtes sur mes terres, nous sommes aussi nombreux, voire même un peu plus si les elfes se joignent à nous. Sauf à vouloir vous lancer dans un combat stupide, vous n’êtes pas en position de force pour vous opposer à cet ordre.

 Vautreuil avait très vite analysé la situation et savait qu’il serait bien plus puissant pour obtenir le consentement de la jeune femme pour le mariage en cédant immédiatement. En outre, il saurait exploiter ce geste inexplicable qui la condamnait même aux yeux des siens. Il lui sourit avec condescendance.

 - Et bien soit, libérons les elfes. Mais vous me verrez demain à votre château avec mes supérieurs. Même votre père ou l’Empereur ne pourront vous protéger, Comtesse…

 Aurélia savait pertinemment que son geste la condamnait et elle avait obtenu avec le plus grand mal que la gendarmerie se joignît à son projet. Mais plusieurs officiers ne portaient pas dans leur cœur l’Ordre de Vuldone, et ils y virent une occasion de remettre en place l’arrogance des religieux qui se jouaient des lois et de leur autorité. Dans un grand moment de tension, les gendarmes reconduirent les soldats hors de la forêt.

 Lorsqu’Aurélia prit congé de l’elfine, elle lui rappela sa promesse.

 -     Je viens de commettre la plus grosse bêtise que je n’ai jamais faite pour te faire plaisir. Et j’en connais le prix, sous réserve que cela ne l’ait pas fait augmenter.

-     Moi aussi, j’ai fait une bêtise que je paye toujours. A dire vrai, rien ne m’empêchera d’en commettre, continua l’elfe d’une voix plus légère. Tu verras on s’habitue !

-     Je l’espère. Mais je ne suis pas libre comme tu l’es…

-     Qu’est-ce que la liberté si ce n’est remplir son devoir, reprit-elle d’une voix soudainement redevenue sérieuse.

-     Et tu croies que j’ai fait mon devoir en libérant des Furies d’Aubemorte ?

-     Peut-être… A moi de te poser une question. Quel prix es-tu prête à payer pour être libre ?

-     Je l’ignore…

-     Et bien, c’est que tu n’as toujours pas compris ce qu’est la liberté. Au revoir, Aurélia, et tache de me donner la réponse lorsqu’on se reverra ! Et prends bien soin de Dolorés !

 Sur le chemin du château, les mots de l’elfine ne cessaient de tourmenter la jeune femme. Effectivement, elle n’avait jamais cherché à être libre. Paradoxalement, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle avait accompli quelque chose de bien. Et sa tête cherchait une réponse à cette simple question : Qu’est-ce que la liberté si ce n’est remplir son devoir ? Et qu’avait-elle fait en acceptant de garder la furie mortellement blessée auprès d’elle dans le château le temps de sa convalescence : son devoir ou une nouvelle bêtise ?

**

*

 La matriarche Ameryel allait enfin pouvoir regagner son camp après un si long séjour auprès des humains. Les deux races se séparèrent sous la surveillance d’Aurélia qui était maintenant effrayée de son geste. Elle aurait encore voulu parler à l’elfine qui semblait avoir tant vécue. Mais lorsqu’elle se retourna en chemin pour les contempler une dernière fois, la clairière était vide, chacun se dirigeant vers un destin incertain.

 Lorsqu’Ameryel délivra ses premiers ordres, elle fut immédiatement surprise par l’extrême pâleur générale de ses furies. Elle les avait donnés avec colère, mais elle savait combien elle était injuste et combien elle était tournée contre elle-même. Mêmes si certaines avaient des raisons visibles d’être pales au vu de ce qu’elles venaient de vivre, quelque chose clochait. Prévenue de son arrivée, et sans doute de son humeur, Grienlyce vint au plus vite dans sa direction, elle-même livide et le front moite.

 -     Bonjour, ma mère. Oui, nous avons eu un problème de digestion avec de la viande avariée, préféra mentir la lieutenante d’une voix faible et désabusée en lançant un regard oblique vers le bugne qui l’accompagnait, comme son ombre, prêt à la soutenir à la moindre faiblesse.

 La petite créature intrigua au plus haut point la matriarche. Que pouvaient faire ces créatures de légende ? La réputation de bêtise et de ridicule qui avait traversé les âges paraissait entièrement fonder à l’expression enfantine voire crétine qu’elle lisait sur leur visage. En tout cas, leur présence renfermait un mystère qui étrangement les unissait à sa quête des Larmes du Géant.

 - Alors, avez-vous enfin du nouveau à m’annoncer ?

- Pour ce qui est de l’emplacement de la dernière Larme toujours aucune certitude. Mais j’ai deux bugnes qui savent des choses sur les kobolds… Je crois que si nous devons avoir des soupçons, nous devrions nous retourner vers eux. Il se trouve que j’ai découvert l’ouverture d’un tunnel kobold… avec l’aide involontaire de ces deux créatures.

 Le regard d’Ameryel s’éclaira pour la première fois à ces mots. Elle tenait une explication à son échec auprès des humains.

 - C’est également mon avis. Qui d’autres auraient pu nous le dérober de la sorte ? Mon enquête parmi les humains confirmerait que les kobolds aient dérobé la Larme. Pourtant, je n’arrive pas à comprendre leurs motivations. Alors, petit bugne, tu connais les kobolds ?

- Vouiiii ! Même qu’ils sont très méchants ! Et que vous, vous êtes très gentilles.

- Effectivement, nous sommes très gentilles… C’est ce qu’on nous dit à chaque fois. Et savez-vous ce qu’ils manigancent dans la région?

- Naaaaan !

- Comment ça, non ?

- Ben, non, j’en sais rien ! Pourquoi je saurais ?

- Euh, a priori, c’est l’autre qui sait plus de choses, rattrapa la lieutenante d’une voix timorée, désarçonnée par la franchise de Grobul.

Alerté de la présence de la matriarche, Boubli s’était dépêché de rejoindre son ami de manière à ne pas lui laisser le temps d’en dire trop. Il arriva donc juste à temps.

- Dîtes, c’est vrai que vous pouvez couper la tête d’un homme en un coup, coupa insolemment Boubli

- Oui. Et ça tombe bien j’ai soudain grande envie de faire tomber des têtes, lança Ameryel en regardant durement et ironiquement tour à tour à tour les bugnes et sa lieutenant. Les deux créatures avalèrent leur salive avec appréhension.

- Oui, je m’étais permis de leur promettre une petite démonstration contre leurs informations, osa nerveusement et timidement Grienlyce.

- Crois-tu que j’ai du temps à perdre pour de telle bêtise ?

- Sans doute que non, mais j’ai peur que ce ne soit la seule solution pour qu’ils nous conduisent de plein gré dans les tunnels …

- Très bien, fais-moi penser à t’en reparler demain… Qu’on m’apporte mon sabre à deux mains ! Je commence par qui ? Toi, petit insolent, fit-elle en désignant Boubli avec un étrange sourire. Ce dernier ne trouvait pas très drôles les plaisanteries et sentit son estomac se nouer.

 Elle retira sa lourde cape, le court gilet sans manche qui enserrait son buste et glissa à terre sa somptueuse robe elfique cintrée et bleue ciel, puis enfila, le temps de montrer aux regards aguerris des bugnes de quoi faire perdre le sang-froid à une nuée entière de lézard, la tenue rituel de combat des furies. Elle soupesa son arme, ferma les yeux et exécuta dans le vide de larges mouvements élégants qui sifflèrent dans l’air, comme si elle dansait en affrontant un ennemi invisible. Sa respiration devint progressivement ample et espacée. Puis, le visage complètement serein, elle demanda que l’on arme la petite créature. Boubli ne voyait pas la démonstration se passer ainsi, mais il ne dit rien, impressionné qu’il était par l’elfe et la parfaite maîtrise de son arme.

 - Et bien, es-tu prêt à me montrer ce que tu sais faire… avant de perdre ta petite tête, lança l’elfe d’une voix énigmatique.

- Heu, vous n’oubliez pas… J’ai plein de choses à vous dire… après, tenta Boubli pour se rassurer.

- Crois-tu que le marché soit équitable ? Moi, je suis sûre que ton ami en sait autant que toi…

 Boubli tenait son petit poignard de la manière la plus menaçante qu’il put. L’elfe se jouait de ses parades en le chatouillant avec son arme. Il chercha à enchaîner une parade avec l’une des bottes secrètes qu’on lui avait apprises, mais il se trouva en deux secondes devant un immense vide, l’elfe était passée derrière son dos et lui grattait le bas du dos avec la pointe de son arme. Il se retourna et vit la matriarche lui faire une moue de petite fille qui a fait une bêtise, avec l’index malicieusement placé entre ses lèvres carmin et pulpeuses. Il repensa à la leçon de Grienlyce. « Autocontrôle ! Autocontrôle ! », Se répétait-il en boucle, les yeux rivés sur la chair nue de son adversaire.

 - Alors veux-tu toujours jouer avec moi ? Ou veux-tu que la leçon commence vraiment avec tout ce que cela implique ? 

La matriarche prononça la phrase d’une voix atone et polaire qui fit frémir le petit bugne. Il se crispa sur le manche de son poignard et lança un défi.

- D’abord, vous me faîtes pas peur et pis, j’ai ma botte secrète que vous connaissez même pas, fit-il en cherchant du regard une branche pour se prendre les pieds dedans.

- Tant mieux, tant mieux ! J’aime qu’on me résiste. Mais pas trop longtemps, répondit exquisément la chef.

 Soudain, tandis que Boubli cherchait toujours une racine, sans qu’il eût pu esquisser le moindre mouvement de défense, l’elfe se vrilla sur elle-même, changea l’arme de main, puis traça du revers une formidable diagonale en direction de sa tête. Il eut juste le temps de deviner comme un éclair s’approcher et de sentir un grand courant d’air. De son côté, tétanisé par la soudaineté de l’attaque, Grobul préféra fermer les yeux pour ne pas voir le spectacle. Il entendit un premier petit bruit sourd étouffé par le tapis de feuilles mortes, puis Boubli s’effondrer. Grobul cria de terreur en ouvrant les yeux. Il était bien inanimé à ses pieds. Il s’approcha de lui, complètement paniqué. Le coup avait dû le couper net, aucune trace n’était visible. Il commença à s’effondrer en larmes. Pendant ce temps-là, sans doute plus touché par l’émotion de son ami que par l’épée, la pauvre victime rouvrit les yeux, indemne.

 - Boubliiiiiiiii !!!!, fit Grobul en lui sautant au cou et follement heureux de voir son ami en un seul morceau.

Aynariel avait simplement sectionné la cordelette qui maintenait une étrange pierre aux reflets jaunâtres. Cette dernière avait immédiatement attiré son œil. Bien que grossièrement taillé, elle ressemblait à une Larme et le fait qu’elle soit jaune renforçait ses doutes.

- Voici le prix de la démonstration, dit Ameryel en gardant le pendentif, et c’est meilleur marché que d’habitude, ria-t-elle ! Alors, petit bugne, maintenant dis-moi tout ce que tu sais sur ces kobolds ? Sa voix était redevenue douce et charmeuse.

 Les deux bugnes, retrouvant l’esprit joueur des elfes, furent rassurés et racontèrent leurs histoires dans les tunnels des rats-singes. Le passage avec un canon étrange éveilla particulièrement la curiosité de leur chef, le maître-sort qui les avait capturés pour faire des expériences nouvelles venait de recevoir un curieux objet qui correspondait assez à son signalement. Après avoir attentivement écouté le récit, Ameryel se retourna vers Grienlyce et s’entretînt en elfique avec elle.

 Pendant ce temps, ayant pris conscience de tous les désagréments qu’ils avaient causés et Boubli n’ayant pas trop apprécié l’esprit de la leçon, ce dernier commença à motiver son compère pour s’éclipser le plus discrètement possible : d’abord, en le prenant par la main, puis en l’invitant à courir un peu pour se dégourdir les jambes. La matriarche avait, quant à elle, d’autres chats à fouetter.

 -          Grienlyce, vas me chercher les deux Larmes.

-          Vous pensez que c’est la troisième ? Ce serait inespéré.

-          Je n’en sais rien. C’est juste troublant de voir sortir de je ne sais où des bugnes et que l’un d’eux porte à son coup un tel objet. En tout cas, si ce n’est pas la dernière Larme, alors il faudra plonger dans les tunnels kobolds.

-          Effectivement, nous aussi, nous avons entendu bien des rumeurs sur leur présence et leur menace.

-          Difficile par contre de savoir ce qu’ils manigancent. Je me demande s’ils n’ont pas en vue une action de grande ampleur.

-           

Elle n’arrivait pas à comprendre le lien entre leur probable plan d’invasion et la légende des Larmes. Leur quête durait depuis un siècle et était le fruit d’études sur des centaines de grimoires et autres manuscrits, il était impossible qu’ils disposassent de leur savoir sur cette question, à moins qu’ils n’aient surpris des conversations. La région était truffée de tunnels.

Pour l’heure, il fallait tester si le rituel fonctionnait sur les Trois Larmes réunis. Aynariel savait quel pouvoir elles pouvaient donner en étant réuni, mais elle n’avait pas les connaissances magiques suffisantes.  A vrai dire, elle recherchait autre chose. Et si la pierre que les bugnes détenaient était la Larme qui lui manquait, alors elle saurait bientôt si ces hypothèses étaient justes.

 -          En fait, j’attendais votre retour pour déplacer notre campement, renchérit la lieutenante. Si nous voulons éviter un mauvais tour de l’Ordre de Vuldone, nous devrions nous mieux nous cacher. L’entrée par laquelle les bugnes sont apparus est vraiment toute proche.

-          Au fait, je ne comprends vraiment pas pourquoi vous n’avez pas obtenu plus d’informations des bugnes et sur leur but. Ce sont parmi les créatures les plus bêtes que Jourzancyen ait portées. Ne me fais pas croire que des Ombres aussi expérimentées que vous l’êtes en soient incapables ?

-          Au départ, je n’ai pas osé employer la méthode forte, car je pensais aisé d’obtenir tout ce qu’on voulait de créatures si bêtes… Et j’avoue également avoir voulu nous détendre un peu avec eux, le temps commence à durer et l’inaction n’est pas saine pour notre unité. Mais, ils sont… tellement stupides que cela devient incroyablement difficile de les manœuvrer.

-          Nous reparlerons aussi de cela plus tard, coupa court Aynariel. Avant de commencer quoi que ce soit, installons-nous loin d’ici et que notre surveillance soit imperturbable ! Et qu’on m’apporte également nos deux invités et qu’ils nous emmènent là où sont les kobolds, puisque tu me dis qu’ils sont d’accord de nous y conduire.

-          Tout de suite, mère.

 Malheureusement pour Grienlyce, ce qu’elle ignorait à cet instant précis et qui lui aurait évité une fausse joie, c’est qu’ils avaient disparu tous les deux du camp.

 

 

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