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La porte du salon était ouverte, le vent entrait dans la maison depuis les rues de Mannen, froid et silencieux, discret mais incisif, aussi subtilement pénétrant qu'un rêve. Le professeur Hauterive ouvrit les yeux l'espace d'une minute mais les referma aussitôt, comme pour mieux écouter les sons du soir dans sa demeure. Les vieilles lattes grinçaient, la penne de l'armurerie ancienne claquait depuis ses gonds dans le loquet, le vantail du grenier gémissait des bruits de la nuit. En voilà un ne devrait pas être ouvert, se dit le professeur : il avait passé l'après-midi à ranger les cartes perforées du calculateur au grenier et se souvenait clairement – plus clairement qu'un rêve – d'avoir refermé le vantail avant de descendre ; il se souvenait du contact glacé du tirant en métal qu'une averse venait d'arroser, peut-être même était-ce les battements de l'averse sur la toiture qui l'avait amené à refermer le vantail, cela il ne s'en souvenait plus, mais certainement le vantail était fermé quand il était redescendu. Un instant il crut que les gémissements nocturnes était la dernière voix du rêve qu'il venait de quitter, fait d'explosion et de fumée, d'incendie dans le grand hall du Palais du Consortium, à quelques rues de sa maison – et dans son rêve le Palais était inondé de flammes et pourtant lui s'en satisfaisait, suivant la progression du feu du haut de son toit, alors que jamais il ne serait monté sur le toit, pentu et glissant d'ardoises, et maintenant éveillé il ne savait plus ce qui le soulageait dans le rêve de voir le Palais fondre – mais il entendit à nouveau le bruit, qui venaient bien d'en haut, du grenier, dont il pouvait voir l'escalier depuis le lit.
Enfin il se décida à se lever.
La maison de Hauterive sifflait de toutes parts ; elle sifflait du passé, comme on disait d'elle qu'elle était la dernière survivante de l'Apocalypse, que Mannen entière s'était bâtie à son entour. Le professeur, qui l'avait acquise dans sa jeunesse quand Mannen avait encore son nom ancien, connaissait la vérité mais préférait la légende. Il aimait parfois à croire aussi que les planches du sol avaient vu l'ancien temps, que les ardoises avaient senti sur leur dos les pluies qui tombaient avant l'Apocalypse ; surtout au petit lever avant le soleil les voix du passé lui paraissaient plus profondes, et il se pouvait bien que les gémissements du vantail ne fussent que la visite d'un fantôme ancien, se dit-il. Il se pouvait qu'il eut raison, en un sens. Dans le doute il ouvrit la porte de l'armurerie, qui céda facilement, et chargea tout en marchant le barillet d'un revolver trouvé lors des fouilles de Yuma, il y a neuf ans. Le revolver lui rappela sa pipe – peut-être était-ce l'odeur de poudre – et il fit demi-tour pour aller chercher sur le bahut de sa chambre la pipe, qu'il n'alluma pas pour ne pas effrayer son visiteur nocturne. Il en était à présent persuadé : quelqu'un s'était introduit chez lui par le vantail depuis les toits, peu importait la raison, et ce quelqu'un se trouvait actuellement dans le grenier. Il écarta la pensée qu'il ne savait pas se servir du revolver, encore moins dans l'obscurité, et avança vers l'escalier du grenier.
« Qui que vous soyez je suis armé, et prêt à me défendre. Identifiez-vous immédiatement !
La gâchette du revolver lui échappa des doigts une seconde ; il raidit l'index, cherchant le trou métallique. Avait-il correctement positionné les balles ? En avait-il inséré six dans le barillet ? Ou risquait-il d'actionner dans le vide le mécanisme, laissant une chance à son adversaire de s'enfuir ou, pire, de l'attaquer à son tour ? Mais rien ne disait que le fantôme était hostile, d'ailleurs il ne répondait pas tout de suite. Le professeur hésita entre le rassurer et l'effrayer.
« Je sais que vous êtes dans le grenier car j'ai entendu la ville à travers le vantail ouvert. Je l'avais refermé avant d'aller me coucher, et je ne pense pas qu'un animal, ou un coup de vent, puisse l'ouvrir facilement. Son ouverture est forcément l'oeuvre d'un homme, cet homme, c'est vous, et je vous demande à présent de vous identifier.
Il y eut un bruit au grenier.
« Si tu lâchais cette arme, prof... Nous savons tous les deux que tu ne sais pas t'en servir, et puis surtout que je ne te veux pas de mal. Toi non plus. Alors ?.
La voix était familière, des amphithéâtres de la grande faculté de ses premières années de professorat. Hauterive avait surtout reconnu ce déstabilisant tutoiement qu'il n'avait jamais vraiment accepté, ni moralement, ni grammaticalement.
« Si ça peut te rassurer, je ferme ton velux et comme ça t'arrêteras d'écouter la nuit, et tu feras comme si je n'étais pas là.
Le professeur savait que son visiteur n'était pas dangereux – pas dangereux pour lui, s'entendait – mais il tenait à une forme de respect d'autorité que le ton de la conversation n'engageait pas, et qu'il voulut rétablir.
« Mon cher Lanzalot, je ne vous demande pas ce que vous faites chez moi mais je vous enjoins de rester entre les limites du grenier.
Le silence lui répondit, comme la preuve que désormais le vantail était fermé. Il s'en satisfit, sans trop savoir pourquoi, mais le professeur aimait le silence, et le silence de Lanzalot signifiait l'approbation. Il poursuivit :
« Il y a une malle, juste sous la grande poutre à la frise d'héraldique. Dans cette malle vous trouverez une couverture en laine et un duvet d'oie. Je présume que ce confort spartiate suffira à votre condition.
De nouveau le silence sensé. Gagné de courage, le professeur ponctua :
« Je ne fais pas cela pour vous mais pour ma tranquillité. Je n'ai nulle intention de savoir, et je vous laisse le grenier pour deux nuits.
« Trois professeur ! Trois nuits : j'ai encore du boulot en ville et j'ai des rondes à mener. Laisse-moi trois nuits, et d'ici là t'auras oublié ma présence, promis craché.
Le professeur trembla. Il avait gardé son revolver dans la poche de sa robe de chambre. Comme le silence, le noir le rassura pourtant.
« Trois nuits. Simplement trois nuits, et vous trouverez votre subsistance ailleurs que dans mes cuisines, je vous prie.
Il n'y eut pas d'autres sons cette nuit-là. Le professeur retourna dormir, non sans avoir regardé par la fenêtre la quiétude de Mannen. Les tours du Palais du Consortium étaient toujours debout ; leurs silhouettes noires dominaient la vue sous la lune en croissant, à peine en lumière. Leur strict parallélisme le rassura suffisamment pour qu'il y trouve enfin le sommeil et le rêve.

Louis-Germain Hauterive ajusta sa pipe, qu'il remplit du tabac qu'il faisait venir des plaines de Burgondie. Il ne trouvait pas de tabac comme celui-ci à Mannen, surtout depuis le blocus des Cités de l'Ouest. A Mannen le tabac était officiellement interdit, finalement toléré, en réalité partagé par quelques uns qui connaissaient les entrées autorisées par le Consortium. Son statut d'archéologue officiel du Consul permettait à Hauterive de les connaître, mais il ne s'en servait que pour le tabac – et les vins, tout de même. Il se souvint qu'il avait promis à son confrère Augustin de Courson de lui présenter un vieux cépage d'avant l'Apocalypse qui devait bien avoir vieilli cinquante ans dans les caves d'une propriété burgonde, sous les collines à présent ensablées, et qu'il conservait, pour la science, dans les portants de son propre cellier. Mais un instant il refusa l'idée d'accomplir sa promesse tant il lui parut que de Courson ne l'avait pas mérité ; il ne savait dire pourquoi mais en avait la certitude, maintenant qu'il marchait dans les rues en direction du club Nostromo où il allait retrouver quelques uns de ses confrères attachés à la Maison du Consortium. De Courson n'aurait pas son vin, et lui allait profiter de son tabac le temps d'une marche au soleil. Les rues de Mannen étaient sensiblement vides.
La visite de son ancien élève Lanzalot – immédiatement il n'avait plus en tête son véritable nom, seulement le surnom par laquelle il signait ses exploits – l'intriguait : il ne parvint pas à affirmer totalement s'il s'agissait d'un rêve extrêmement réaliste ou d'une réalité distendue, nébuleuse, produit des échos d'une nuit un peu trop agitée. Le petit crieur de la Place de l'Ordre avait évoqué le vol d'un important matériel qui avait eu lieu dans la caserne de la ville, au sud. Le professeur était monté au grenier au matin sans y trouver personne, ni trace, ni poussière, le duvet et la couverture à leur place dans la malle sous la poutre maîtresse, le vantail clos, son tirant sec. Aux côtés du crieur le commissaire avait ajouté que le coupable avait pu être identifié et que toute information suspecte sur les événements de la nuit devait être rapportée à la caserne pour confirmer la déduction des enquêteurs. Le professeur se demanda ce qui avait pu être volé. Le petit crieur n'en avait rien dit, son commissaire encore moi ; il interrogerait le préfet Tudard une fois au club. Avant de quitter sa maison Hauterive avait jeté un œil sur les toits. Quelques ardoises manquaient au niveau du vantail. Elles étaient tombées dans la cour. Il les ramassa, les posa sur le rebord d'une fenêtre, leur dos gris humide encore de la pluie de la veille luisait curieusement au soleil, comme si elles étaient encore encloses dans la journée précédente, alors que partout tout était sec. Il avait dû rêver Lanzalot, comme il avait rêvé l'incendie du Palais et le vantail ouvert. Mais certains rêves s'infiltraient au matin dans l'esprit du rêveur à l'éveil, et devenaient obsession ; il pensait encore au dialogue étrange de la nuit quand il arriva au club Nostromo.
Dans le salon d'apparat Hauterive retrouva de Courson et le neveu de la Vacquerie, dont il ne parvenait pas à retenir le nom, préférant associer son visage au plus grand fabricant d'armes des Cités de l'Ouest plutôt qu'à l'insuffisance de la conversation de celui qui, lui aussi, avait été son ancien élève – décidément tout le ramenait à Lanzalot.
On parla du vol. Hauterive demanda à de Courson où était le préfet Tudard auprès duquel il espérait recueillir quelques informations, non que l'affaire de la caserne l'intéressât réellement mais il détestait les intrigues dont il ne pouvait comprendre le nœud, et le petit crieur flanqué de son commissaire n'en avait pas assez dit pour ne pas affoler la population – ou  pour encourager la spéculation.
« Tudard est passé à toute allure pour signaler qu'il ne pourrait nous rejoindre. Ce qui fait qu'en l'absence d'Edouard nous ne sommes que trois alors que nous devions être quatre pour la partie de whist. Et encore, nous n'aurions été que deux si le jeune de la Vacquerie ne m'avait pas rejoint quand j'attendais, encore seul, au milieu du salon, que tu réduises ton retard conséquent. As-tu amené cette bouteille burgonde que nous puissions la goûter ?
« Tu m'en excuseras Augustin mais j'ai très mal dormi, et la pensée de ta bouteille ne m'est pas venue. Je me demandais si j'aurais pu entendre le vol de la caserne, depuis chez moi. Il y a eu des bruits cette nuit dans les rues.
« Des bruits de rien, des bruits ! Vous avez entendu quelque chose, vous avez vu quelque chose ? Quelqu'un ? Il faut le signaler à la milice ! Où habitez-vous ?
Le jeune de la Vacquerie rougissait en parlant, ce qui ne rendait son souvenir que plus instable dans la mémoire sélective du professeur. Son oncle aussi rougissait quand il était en colère. De Courson toqua l'épaule gradée du jeune homme, dont on devinait aux barrettes qu'il devait être sergent. Le professeur avait oublié qu'en plus de son ascendance son interpellateur était militarisé. Assurément ses échecs dans les sciences historiques n'avaient pu le convaincre de l'intérêt du passé, alors il s'était engagé pour agir sur le présent.
« Voyons Jonathan, notre ami Hauterive habite près du Palais du Consortium. Les chances qu'il ait pu capter quoi qu'il se soit passé dans les quartiers du sud sont minimes, voire inexistantes. Sa remarque sur les bruits nocturnes n'est qu'un stratagème honteux pour justifier la non-présence de ma bouteille. Je t'en veux, Louis, tu es finalement aussi égoïste qu'un marchand de canon.
On vit s'affaisser Jonathan de la Vacquerie sans qu'il ne puisse quitter sa teinte pourpre. Le professeur poursuivit :
« Alors Edouard également nous fausse compagnie ? Qu'ont-ils tous ce matin ?
« Tu poses toujours trop de questions, Louis. Mais cette fois les réponses sont à portée, me semble-t-il. Avant que tu n'arrives, Jonathan m'a expliqué brièvement ce qu'il en est des évènéments de la nuit, et à l'entendre tu devineras comme moi pourquoi tout à la fois Edouard et le préfet sont absents ce matin. Alors les pièces du puzzle s'assembleront et tu comprendras le nœud de l'intrigue, comme tu le dis toi-même. Même si je doute que la décence me permette de juxtaposer ainsi deux métaphores aussi banales.
Le jeune sergent ne se relevait pas, pas plus qu'il ne quittait son rougissement une fois que les regards insistants des deux hommes se fussent tournés vers lui.
« C'est des informations confidentielles. Je vous les ai prononcées parce que vous êtes l'ami de mon oncle, monsieur de Courson, mais ce monsieur Delarivière, je ne sais pas, je ne crois pas, si je peux.
« Jonathan, si le club Nostromo existe, c'est bien pour que nous puissions reconnaître qui, d'entre les si nombreux habitants de la glorieuse capitale des Cités de l'Ouest, est digne ou non d'écouter les secrets militaires ? Et j'ajouterais que vous connaissez Louis-Germain Hauterive – Hauterive, son nom est Hauterive – depuis longtemps : ne vous a-t-il pas enseigné l'histoire des anciens temps quand vous étiez à la faculté ? La connaissance des pages pré-apocalyptiques est en quelque sorte sa spécialité. Alors parlez sans crainte, il ne s'intéresse pas véritablement à notre époque.
Le professeur sentit s'effriter au fin fond du regard du jeune homme la lueur de confiance qu'il possédait encore quelques secondes avant, pour être remplacée par l'air glacial de celui qui sait obéir tout en désapprouvant ses propres paroles. Jonathan de la Vacquerie avait toujours eu en lui, se souvenait le professeur, cette inquiétante capacité à feindre la colère derrière l'obséquiosité ; et déjà à la faculté Hauterive craignait ce regard dévié, venant d'un négociant en armes. La dernière fois qu'il l'avait vu, le jeune de la Vacquerie s'adressait à Lanzalot – encore lui ! – qui suggérait à son camarade de se taire – Hauterive ne savait plus le motif de la dispute – ce que Jonathan fit juste avant d'envoyer son poing sur le visage de Lanzalot, qui l'évita. La bagarre qui suivit fut la cause de l'expulsion temporaire des deux étudiants, et Hauterive n'en revit aucun sur ses bancs.
Mais cette fois, aucun poing ne vint, et le regard du sergent de la Vacquerie se calma, comme si ses galons, ou l'âge, avaient renforcé ce qu'il y avait en lui de fausse obéissance et ravalé la colère.
« Monsieur Edouard Caussimon travaille pour mon oncle. Il travaille sur un genre de fumée, ou de poudre, on dit de composture je crois. Et cette composture est une avancée majeure dans la science militaire parce qu'elle peut permettre de détruire quelque chose de la taille d'une porte de métal. Avec on pourra ouvrir les portes de Jackson et éliminer la racaille. Et c'est la poudre qu'il conservait précisément dans la laboratoire qu'il avait dans les sous-sols de la caserne qu'on a volé.
« Le vol de ce composé est-il le fait d'espions de Jackson ?
« Non, et c'est là qu'on a une longueur d'avance sur le voleur ! Il y a eu un témoin qui a assisté au vol et il a clairement vu la marque de l'archisme sur l'habit du voleur ! On sait du coup qu'il est de la secte Proudhon, et une descente est prévue dans leur repaire pour ce soir. Nous attraperons le voleur, et le composé, il sera parmi eux.
« De l'archisme ?
« Oui, Louis, tu sais, ce signe tracé à la craie sur nos murs depuis quelques mois. Un cercle entourant une étoile aux branches inachevées, à moins qu'il ne s'agisse de deux triangles encastrés l'un dans l'autre.
« Ah.
Le professeur s'était tu, dans un premier temps. A l'évidence il connaissait ce signe : lui-même l'avait exhumé des décombres de nombreuses villes enfouies du désert de la grand Couronne, comme le symbole récurrent d'une croyance pré-Apocalyptique. Il avait été le premier à le rendre public lors d'une conférence et n'ignorait pas que depuis plusieurs années une société d'hommes l'avait repris, et avec lui d'autres signes des anciens temps. Une société d'hommes connue sous le nom de secte Proudhon, dont la milice connaissait depuis longtemps les cachettes mais contre laquelle elle n'avait, pour le moment, guère de griefs. La secte Proudhon contestait la doctrine officielle du Consortium de l'univocité du pouvoir et l'ordre sur l'imagination, et notamment, ce qui intéressait au plus haut point l'archéologue, refusait l'idée même qui justifiait cette doctrine, à savoir que l'Apocalypse avait été causée par la dissolution de l'humanité dans le rêve et la croyance, et non dans l'ordre rationnel au principe duquel avaient été reconstruites les Cités de l'Ouest. Cette société d'hommes, et cela Hauterive était sans doute le seul des trois hommes à le savoir, en faisait partie Lanzalot, ancien élève des sciences historiques pré-apocalyptiques devenu mercenaire, ou aventurier, et archéologue amateur, aux motivations bien distinctes de celles du professeur, quoique. De Courson avait raison : l'intrigue se nouait, mais lui était le seul à avoir toutes les pièces du puzzle.
« En somme, mon jeune ami, vous nous dites que le coupable est connu, et que l'aventure se clôt avant même d'être rendue publique. La foule en sera déçue, elle n'aura pas droit au suspens qui doit accompagner toutes les représentations de cette espèce.
« Monsieur de Courson (et la colère avait repris le dessus chez le petit sergent), le vol de la composture n'est pas une blague dont on peut s'amuser ! Avec entre leurs mains l'invention du professeur Caussimon, les archistes pourraient mettre en œuvre leur plan machiavélique et détruire Mannen !
« Que savez-vous des plans de la secte Proudhon, de la Vacquerie ? (Hauterive, jusqu'ici réservé, prenait le risque de capter vers lui l'attention rageuse originellement destinée à de Courson) Avez-vous lu leurs écrits ?
« Je ne m'abaisse pas à la lecture, monsieur Hauterive ! Les mots trompent et faussent, c'est sûr ! Je ne m'intéresse qu'aux faits, et les faits sont formels : les archistes cherchent à envahir Mannen, déjà qu'ils l'ont envahis en décrivant leur signe satanique sur les murs, comme s'ils veulent invoquer le diable des temps d'avant l'Apocalypse et voir revenir le désordre qui y régnait alors ! Pourquoi voudraient-ils de la composture si ce n'est pour faire exploser la grande Capitale ? Est-ce que vous voulez que Mannen va devenir comme Jackson, une traînée qui vit dans les souvenirs bruyants et violents des vieux temps, quand l'esprit des hommes se confortait dans le plaisir du rêve ?
« De la Vacquerie, je comprends à vous entendre que vous n'avez guère suivi les exposés pourtant pédagogiques que je vous aie enseignés à la faculté. Il faut savoir être plus nuancé sur nos ancêtres, les signes de la décadence ne sont pas si évidents, et si nous avions cru d'abord, ils m'apparaissent même de moins en moins pertinents...
« Vous dites que la doctrine du Consortium est mauvaise, alors que c'est lui qui maintient l'ordre et garantit le commerce, et le bien-être des habitants des Cités de l'Ouest ?
« Ce que le Consortium choisit de faire avec les travaux que je leur livre ne m'intéresse pas véritablement. Et à cet égard, si vous aviez lu les textes de la secte Proudhon, vous sauriez que ce qu'ils contestent avant tout, plus que le pouvoir, est tout justement la vision univoque du passé dans laquelle la population des Cités de l'Ouest est maintenue. Ils ont su apporter quelques preuves que la pensée d'avant l'Apocalypse, bien que moins ordonnée que la nôtre, savait avoir quelque intérêt. Et contrairement à ce que pensent nos dirigeants, l'imagination, au sens de fiction, de récit, n'éloignait pas nécessairement nos ancêtres du réel, bien au contraire, elle les en instruisait, elle l'enrichissait. Je pense que les idées de la secte Proudhon mériteraient d'avoir une plus grande audience, pour tout dire.
« Alors vous soutenez les archistes ?
« Non pas ! Mais mon travail m'amène à m'intéresser à tous les discours qui cherchent à éclaircir les temps d'avant l'Apocalypse, qu'ils aillent ou non dans le sens officiel, et l'idéologie de la secte Proudhon est sur ces points précis fort instructive...
« Monsieur vous lisez trop vos livres, et vous ne voyez pas ce que la croyance aux plaisirs des mondes impossibles peut faire dans une ville comme Jackson, cette cité de dépravés et de gangsters sans loi... Savez-vous que leurs femmes se teignent les cheveux pour séduire et que...
Un claquement interrompit le sergent de la Vacquerie : la paume de la main de de Courson s'était abattue sur la table basse, et le temps s'était suspendu jusqu'à ce qu'il dise, avec une nonchalance qui rassura Hauterive :
« Je vois maître Jermond qui vient d'entrer dans le club... Si nous l'invitions à notre table, nous pourrions jouer enfin au whist plutôt que de savoir si le réel est plus réel que la véritable imagination ?
Le silence du sergent, aussi, rassura Hauterive. Augustin de Courson ajouta :
« Surtout que le vieux maître est un peu bigleux et ne connaît pas parfaitement les règles, ce qui en fait un compagnon de jeu tout à fait adéquat...

Dans sa chambre le soir Hauterive écouta la nuit passer à travers le vantail ouvert, par précaution, pour que les allers et venues de Lanzalot soient les plus discrètes possibles. Si bien qu'il n'entendit rien cette nuit-là, si ce n'est en rêve. Il parcourait les couloirs du Palais du Consortium – il lui était arrivé de s'y rendre à trois reprises, dont une pour rencontrer le Consul en personne – à la recherche d'un homme, ou d'une ombre, qu'il appelait d'une voix portante le long des grandes colonnes d'acier qui s'écroulaient en fumée et en cendres comme il avançait à tâtons à travers les portes de métal fermées à clés, agitant son corps massif déguisé dans une robe de chambre d'un pilier à l'autre ; il y cherchait Lanzalot et sa pipe, qu'il remplit de tabac. Alors la face rouge du sergent de la Vacquerie fit irruption dans son rêve, elle criait : « Qui a volé la composture ? Qui à volé la composture ? ». Hauterive courut dans le hall du Palais, lâcha sa pipe qui se brisa en deux et le tabac répandu se déforma en un gigantesque nuage allongé aux ailes cuivrées, à la gueule nacrée, à la queue fuselée, et qui portait sur son flanc le signe de la secte de Proudhon, un A encerclé, comme contraint et pourtant dégageant ses ailes en-dehors du cercle. « C'est vous qui avez volé la composture, monsieur Hauterive ! C'est vous le voleur de composture ! ». « Non, ce n'est pas moi, criait Hauterive. Ce n'est pas moi ! C'est Lanzalot, il se cache dans mon grenier, sous un duvet en plume d'oie mouillé par le vantail qui coule de la nuit ! »
Quand il se réveilla en sursaut, le Palais au-dehors élançait encore, vaniteux, ses deux grandes tours, noires au ciel sans lune. Sa pipe était intacte sur sa table de nuit. Il l'alluma. Il repensa à son rêve, essayant d'en recomposer l'histoire par les bribes échappées du sommeil. Il repensa au Palais. Il repensa aux portes de métal du Palais. Il repensa au composé. Il y avait bien une porte de métal dans le Palais du Consortium, celle qui menait aux catacombes. Les pièces du puzzle. La fumée s'embrasa, elle crépitait dans la pipe. Hauterive se dit qu'il savait ce qu'il allait advenir du composé du professeur Caussimon. Puis il se rendormit, et il attendit.

Le Palais implosa la troisième nuit. D'après l'air du soir, le soleil n'allait pas vraiment tarder à se lever, et l'odeur de fumée mêlée à l'odeur de cuivre qui émanait du métal brûlé, cet odeur discrètement distillée dans l'air du soir, anticipait son lever en chauffant déjà la terre et les maisons, et les esprits dans les maisons. Depuis le balcon de sa chambre, sa pipe entre les dents – elle ne cessait de s'éteindre à cause du vent puissant qui crachait – le professeur Hauterive étudiait les crépitements du feu. Le vent puissant ramenait les flammes dans sa direction, mais étrangement les maisons alentour du Palais ne prenaient pas feu, comme si un étrange sortilège restreignait le désastre au temple du pouvoir. Les flammes jaillissaient du ciel comme d'un incendie solaire ; ce n'était pas des flammes normales, c'était une rupture dans les nuages, l'irruption d'un rêve sur Mannen endormi. Le professeur rentra comme il ne pouvait fumer à cause du vent, et l'odeur le faisait tousser.
Dans le grenier il attendit Lanzalot. Dans l'attente il pensa aux longues heures passées à la chaire de la faculté, devant des parterres d'élèves, tous issus des meilleures familles des Cités de l'Ouest, auxquels il tentait d'expliquer la vie avant l'Apocalypse. Ou, bien plutôt, auprès desquels il tentait d'exprimer l'incertitude, et la puissance du doute, le frisson qui suit la remise en question et qui étreint l'esprit, le bouscule, le pousse à reconstruire l'histoire à partir de briques nouvelles, de transformer la tour de paille en tour de pierre et la tour de pierre en tour de métal. Il ne s'était pas battu à temps pour empêcher le Consortium de retraduire ses travaux, de les simplifier et d'imposer l'image des temps anciens comme un désordre de pensées impures et corrompues, cherchant dans le rêve à s'échapper de la réalité. Il tenait trop à sa chaire, et c'était là le seul moyen de fouiller en paix, de poursuivre le travail des premiers arpenteurs. Il ne regrettait jamais cette décision : il lui suffisait de connaître lui la vérité, qui était le doute, et de ne l'instiller que par gouttes, entre les lignes, entre les mots, et il n'y a qu'un mot d'une tour de paille à une tour de métal.
« Votre petite virée nocturne a-t-elle été plaisante, mon cher Lanzalot ? Cher fantôme des temps anciens...
Le visage mangé par la barbe et la faim de l'aventurier tout encuiré – ses bottes en cuir, son pantalon en cuir, sa veste en cuir, d'où ruisselaient l'eau et la cendre le long des mêmes rides de la peau – se faufila par le vantail, puis jusque à l'intérieur du grenier.
« Ce n'est pas le moment des devinettes, prof... Tu me planques ou tu me planques pas ? C'est tout ce que je veux savoir. Des planques, j'en ai des tas d'autres ; rien de plus sûr, rien de plus près, mais j'en ai des tas d'autres. Alors dis-moi si oui ou non, et si non, je disparais.
Le professeur se leva pour fermer le vantail. Face à son fauteuil se trouvait un banc de bois, qui n'aurait paru résister au poids d'une souris. Lanzalot s'y assit et sortit du tabac.
« Merci prof. Tu as du tabac ? »
Il y avait peu de lumière dans cette grande pièce, ce grand grenier qui avait dû servir un jour à entreposer le passé, et qui poursuivait ce rôle à la mesure du professeur, dans chaque petite case de chaque armoire qui contenait les enregistrements précis sur autant de cartes perforées. Le banc seul était éclairé d'une lampe à huile pendue à un clou plantée à la poutre. Hauterive se souvint des gestes de Lanzalot sur le bord du banc de la faculté, ces gestes qu'il suivait avec amusement, comme le rituel sacré du meilleur de ses élèves – meilleur dans le doute et l'incertitude. Lanzalot posait la feuille de riz sur le banc. Il l'étendait du pouce, une, deux, trois fois jusqu'à ce qu'elle cesse de se rouler d'elle-même, comme s'il la domptait à sa volonté, et jusqu'à ce que le tabac tienne, déposé en flocons sous le pouce et l'index de l'autre main, sans jamais laisser tomber hors de la feuille une seule miette. Puis les deux pouces saisissaient ensemble les rebords de la feuille et la tournait, une fois autour du tabac, deux, trois, quatre fois autour d'elle-même. Lanzalot se leva pour tendre la cigarette au-dessus de la flamme de la lampe. Il y eut un crépitement, puis une bouffée, enfin, et une parole.
« Il sent bon ton tabac. Il vient d'où ?
« De Burgondie. J'ai un vin délicieux pour l'accompagner, si vous voulez. Il est au cellier.
« Non merci. Je préfère pas te quitter des yeux. La milice m'a suivi sur quelques rues mais avec la lune, ils voient rien. Je crois pas qu'ils m'aient vu entrer. Mais ils étaient nombreux. Comme s'ils savaient.
Il essaya de reconnaître Lanzalot, le Lanzalot de leur dernière rencontre, dans le désert de la grande Couronne, entre les traits de l'aventurier fatigué. Il avait vieilli. Il avait maigri. Il baissait les yeux. Il s'était laissé pousser la barbe volontairement, pour mimer la couleur de la nuit.
« Vous avez maigri, Lanzalot.
« Et toi tu as grossi, prof. Le Consortium nourrit bien ?
Ils s'étaient quittés au moment précis où le Consortium avait constitué la doctrine, qu'ils avaient écouté tous les deux en veillée à travers un haut-parleur, un même soir sans lune, et le professeur avait reconnu derrière les mots du Consul ses propres découvertes, masquées en sentences, là où il n'y avait que du doute.
« Je ne me plains pas. Et vous, la secte Proudhon ?
« La secte ? Quelle secte ? Ça fait un an que j'en suis parti. Ils me saoulaient, eux aussi. Eux aussi ils ont une doctrine, tu sais.
Le soir de la grand Couronne, Lanzalot avait explosé, de rage, à l'entendre de la voix du Consul. Il refusait de continuer à travailler pour le Consortium, pour justifier les discours du Consortium, et avait essayé de convaincre le professeur de partir, aussi. Hauterive avait refusé. Son travail en serait ralenti, et seul valait de comprendre le nœud de l'intrigue, la signification de l'Apocalypse. Lanzalot avait quitté le camp avec quelques autres fouilleurs. Quelques temps plus tard, il fondait la secte Proudhon, sur la base des enseignements acquis dans le désert de la grande Couronne. Car les signes sur les murs avaient mené à des livres, et les livres à des textes, et les textes à des idées.
« Alors l'explosion, ce n'était pas pour la secte ? Pourtant un témoin vous a vu avec le signe des anarchistes...
« Allez professeur, tu sais bien que la vérité est toujours plus complexe ! Le doute, professeur, le doute ! La secte Proudhon m'a engagé pour que j'aille voler la poudre magique du professeur Truc. Ils voulaient empêcher l'attaque de Jackson, je crois qu'ils ont pas mal de partisans, là-bas, qu'ils comptent s'emparer de la ville, en faire leur capitale. Ils m'ont fourni les plans de la caserne, quelques armes utiles. Mais quand je leur ai filé la poudre, ils ne savaient pas quoi en faire. Ils m'ont dit qu'ils ne résolvaient rien par la violence. Ils m'ont dit de la garder, d'en faire ce que je voulais tant que ça n'impliquait pas de la rendre à l'ennemi. Et moi, j'avais quelques amis prisonniers dans les catacombes du Palais, alors...
L'éclat de la cigarette, perçant et précis, répondait à celui de la pipe, posé et ample, paternel, attentif, curieux. Lanzalot comprit :
« Tu es là pour l'histoire, prof, hein ? Tu as toujours aimé mes histoires. Tu as toujours préféré les écouter plutôt que les vivre.
Lanzalot donna un coup à la lampe ; un coup léger qui fit vaciller le halo, qui l'amena brièvement sur le visage du professeur. Le vieil homme souriait derrière sa pipe, à la façon d'un enfant à quelques heures du sommeil, espérant être bercé par la voix de Lanzalot l'aventurier :
« Les catacombes du Palais du Consortium de Mannen... Un sacré trophée ! Mannen la cité de l'ordre, Mannen la tyrannique, Mannen où la poussière grouille sous les tapis. L'ordre n'est que le surnom de l'injustice, comme dit le poète. Il fallait que ce soit ma prochaine cible, cette Metropolis prétentieuse où la tromperie est admirée. J'avais récupéré la poudre magique du professeur Perlimpinpin dans la caserne des éclopés, au sud de la ville. Un jeu d'enfant, l'esprit militaire ne s’embarrasse pas de l'imagination, et ils n'ont même pas compris d'où venait le coup. Le Palais, c'était un autre tour. Et puis ils devaient avoir des doutes, après le coup de la caserne. Il fallait prévoir en conséquence, ce n'était juste un casse comme les autres. Et puis surtout la poudre ne faisait pas tout : une fois dans la place, pas de soucis, mais pour y entrer... tintin !
La nuit d'avant, j'avais compté les gardes : six gardes à l'entrée du Palais, encore cinq dans le couloir, deux devant la porte des catacombes. Ça faisait du monde pour une seule porte, j'allais devoir la jouer finement, ne pas m'embrouiller. Et j'étais seul, mes chers amis de la secte ne voulaient rien avoir à faire avec mes plans.
A ce stade de mon aventure, prof, il faut que je te raconte une légende, sinon tu ne verras pas, tu ne croiras pas la suite, l'astuce, mon astuce. J'ai bourlingué depuis notre dernière rencontre, pas mal même, autant que toi, je dirais. Alors oui, il y avait la secte Proudhon après les fouilles de la Grande Couronne. J'étais parti avec des hommes, un peu de matos, des trouvailles (promis, tu les récupéreras un jour, d'ailleurs tu en récupères déjà un chouïa en ce moment même, à travers mes mots, à travers mon histoire), et surtout des bouquins. A l'époque, ce qui m'intéressait le plus, c'était ce qui concernait les anar'. On a passé du temps à les déchiffrer, ces bouquins ; j'avais pas ton don de lecture et j'ai dû faire appel à deux trois déchiffreurs de mes amis (je ne voulais pas retourner vers toi, tu étais passé à l'ennemi, n'est-ce pas ?). Et puis dans le tas y avait un dossier sur Mannen. Rien que des feuilles volantes, découpées dans du mauvais papier à moitié effacé et des images automatiques comme ils en prenaient avant l'Apocalypse. Le plastique était noir par l'encre, mais y avait encore de quoi comprendre, et c'est comme ça que j'ai découvert la légende de Mannen. Enfin, dans les anciens temps ça ne s'appelait pas Mannen, mais tant pis. J'ai lu ça dans mon coin, les amis s'en fichaient, déjà je savais que je devais m'éloigner d'eux, qu'ils ne m'intéressaient plus, qu'il me fallait autre chose que construire le présent grâce au passé.
Ça se passe pendant les temps anciens. La légende commence au milieu d'une journée, à la fin de la saison chaude, quand la populace travaille et les Grands regardent le ciel. Mais ce jour-là, ce qu'ils virent dans le ciel n'avait rien de réjouissant. Il y avait deux dragons gigantesques, aux rostres allongés, aux écailles métalliques, à la carlingue d'acier, qui volaient vers les deux grandes tours de Mannen, depuis lesquelles les Grands dirigeaient l'Empire. Ils les voient mais il n'y a rien à faire, les dragons sont lancés, leur feu crache déjà, et ils s'attaquent aux tours. Très vite, il n'y a plus que des ruines, des flammes, des cendres, des morceaux de verre étalés sur le sol et des cris partout de la populace affolée. Les soldats de l'Empire, dans leur uniforme rouge chromé, partent combattre les monstres et sauver ce qu'ils peuvent. Le feu, la cendre, les ruines, tout se dépose en tas, tout s'effondre, tout gémit vers le ciel avant de s'éteindre. Les images se multiplient, et j'en ai vu des milliers d'images, mais toutes les mêmes, toujours en boucle les mêmes d'un même mouvement, des deux dragons élancés puis la fumée et les cris, toujours les mêmes images. Les images ne disent rien, elles ne racontent pas : elles montrent.
Quand le calme est revenu on se persuade que les dragons sont les émissaires des ennemis venus de l'Est, d'un pays lointain ; des ennemis invisibles cachés dans des montagnes sauvages. Et Mannen se reconstruit sur cette légende, sur cette ruine.
« Je connais cette légende, Lanzalot. D'autres ouvrages en parlent, ponctuellement. Selon la doctrine, il s'agit là d'une preuve qu'à force de croire et d'imaginer des ennemis, les hommes des anciens temps on finit par en créer d'eux-mêmes, et par ressusciter les dragons qu'ils pensaient enfouis.
« Et ça te satisfait, comme explication ?
« Non, pas véritablement.
« Visiblement, tu n'es pas le seul. Après l'attaque, il y a eu d'autres légendes qui ont essayé d'expliquer le désastre. Il y avait ceux qui disaient que les dragons avaient agi isolément, qu'ils n'étaient guidés par rien ni personne, juste le goût de destruction qu'ils ont, les monstres, ou plutôt qu'on leur attribue. Il y avait ceux qui disaient que les dragons avaient été envoyés par les dirigeants de Mannen eux-mêmes, et puis d'ailleurs aucun des grands de l'Empire n'était mort, ce n'était que de la populace, et c'était la populace qu'on cherchait à effrayer, à contraindre. Parmi eux, certains disaient même que les dragons n'avaient jamais existé, que tout cela n'avait été que des feux d'artifices de gosse, des pétards, et des images en boucle construites à l'avance et diffusée partout pour donner au monde l'illusion des dragons et de la fumée. Ça n'avait été qu'un grand décor de carnaval. Une farce.
Alors je reviens à mon Palais parce que tu l'auras compris, prof, parce que je te sais aussi futé que moi, les tours de Mannen attaquées par les dragons, elles se sont effondrées à l'endroit même où ils ont construit le Palais, des années plus tard, après que l'Apocalypse ait accéléré le travail des dragons – à moins que ce ne soient les mêmes. Et moi je vois ce Palais, je vois les dragons, je vois les légendes surtout, dont aucune n'est vraie, et toutes en même temps, car qui peut dire ce qui est vrai du temps d'avant l'Apocalypse (le doute, prof ! le doute!) ? Et c'est là que je comprends que les légendes des anciens temps sont une matière qu'on peut manipuler, avec un peu d'habileté et d'imagination ; s'il y en a qui ont su faire disparaître les dragons après l'attaque, pourquoi je ne saurais pas les faire réapparaître, moi ? Je me repassais les images, en boucle, je les répétais mentalement, je me les appropriais par les mots, j'amenais mes propres pétards, mes propres artifices, et le spectacle pouvait commencer.
Les dragons étaient arrivés par le ciel, au milieu de la nuit ils s'étaient mis à cracher leur feu, et déjà les six gardes de la première porte s'affolaient derrière leur képi. Ils n'avaient jamais vu ça, tu penses, l'ordre ça n'admet pas les monstres, et encore moins quand ils viennent des anciens temps. Leurs pétoires ne servaient pas à grand chose, et rapidement mes bestioles se préparaient un barbecue. Il y a eu des cris, qui attirèrent les cinq gardes du couloir. Moi, j'avais peu de temps pour agir, et la poudre magique dans ma besace. Je laissais les soldats se débrouiller avec leurs peurs et eurs visions et j'arrivais devant les catacombes. Il restait deux gardes, pas bien rassurés, ils avaient dû entrevoir un œil par-ci ou une queue par-là, et ils se demandaient quel diable venait les déloger. Je n'eus qu'à leur parler des dragons de la légende qui revenaient se venger du fond des temps, et des crocs par-ci, des griffes par-là, le dragon par fragments et dans un coin, à travers une fenêtre, les lueurs d'écailles reflétant les flammes en orangé sur les murs. Il ne leur en fallait pas plus. Les hommes de Mannen sont les mêmes qu'avant l'Apocalypse : ils cachent leurs monstres dans les tiroirs et s'effrayent quand ils sortent enfin. Les gardes se tirèrent par les coulisses. »
Il y eut trois coups frappés, en bas, et une voix forte qui s'entendait depuis le grenier. Lanzalot se leva brusquement et se précipita sur le vantail ; au mouvement la lampe ondula en serpent davantage encore pour ne plus éclairer le grenier mais l'attaquer de lumière.
« Attendez, Lanzalot. Restez ici, faites moi confiance.
Le professeur descendit, sa pipe toujours en bouche. A la porte l'attendait le préfet Tudard, entre la perplexité et l'agacement.
« Bonsoir Louis. Tu es debout à cette heure ?
« Comme beaucoup d'autres, non ?
« Je ne voulais pas te déranger mais... On cherche un fugitif. Il s'est enfui par les toits. On le cherche, on frappe aux maisons. Je ne voulais pas te déranger mais le neveu de la Vacquerie m'a raconté ce qui s'est passé au club. Il est persuadé que tu es un complice du fugitif.
« Ah ?
« Il en a parlé à son oncle, ça m'est remonté, j'ai fait traîner une journée mais... Je ne voulais pas te déranger mais, tu comprends, tu habites à quelques mètres du Palais, il y a une explosion. Et on a perdu le fugitif à peu près au-dessus de ta maison. Est-ce que tu as vu quelqu'un ? Ou entendu, seulement ?
Le préfet Tudard perdait toujours au whist, pensa le professeur. Et lui n'arrivait jamais à se souvenir de son prénom exact. Il ne savait plus si c'était Jean, ou Jacques, et pourtant il le connaissait depuis plusieurs années au club, mais il avait toujours été Tudard, ou le préfet. Le professeur avait toujours hésité. Jean ou Jacques. Aujourd'hui il fallait choisir.
« Je suis navré Jacques mais je n'ai vu personne. Je n'ai rien entendu non plus.
« Très bien, Louis. Si tu vois quoi que ce soit... Je reste dans les parages toute la nuit.
«  Soit. Je te souhaite tout le courage possible dans ton investigation.
Hauterive tira sur sa pipe pendant que le préfet rassemblait la milice. Il voulut retourner tout de suite au grenier, connaître la suite de l'histoire de Lanzalot, mais un éclat dans le ciel lui fit lever la tête. Les écailles du dragon filaient en étoile entre les constellations. Quelqu'un semblait chevaucher la monture, quelle qu'elle fût.
Quand il remonta au grenier, Lanzalot avait disparu, et le vantail était ouvert, mais la lampe éteinte. Il tira sur sa pipe.

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