Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Le premier obus à l'horizon éclata en feu spectaculaire et resplendissant répercuté en myriade de petits éclats jolis sur les milliers de pointes aiguës du mica des rochers à l'avant-scène, devant la pente qui descendait en vagues, en vagues toujours croissantes en courbe de pierraille et de boue jamais plus éclairée que par cette nuit où les mortiers tenaient leur rôle de projecteurs et ne laissaient jamais le noir véritablement tomber. La bicyclette ne franchissait plus le sol ; ils avaient dû poursuivre à pied. Agratius souleva Ophélia épuisée, de toute la force que pouvait posséder un enfant de douze ans aux bras courts et aux genoux écorchés et salis. Il la souleva le long des pentes, cherchant parmi les îlots aux allures de récifs submergés un plat ou poser le pied, un promontoire, une plate-forme, un radeau quelque part sur ce bassin soulevé, et soulevé encore, et encore à nouveau au rythme qu'imposait les tonnerres des mortiers invisibles jamais interrompus et toujours attentifs à garder la cadence de l'orchestre, la cadence du temps et du feu qui s'étendait comme un seul et grand soleil levant sa gloire, signe du chemin, de la perte, et du chaos si blond et si puissant qu'il ne laissait voir rien d'autre que lui et ses visages multiples ; ses traces de brillure, ses petits flambeaux pâles et intermittents, ses enfants disséminés en étoiles.

Agratius souleva Ophélia du mieux qu'il put sur un pic d'où l'on pouvait voir l'ensemble. A cette place idéale il s'essouffla, posa la petite fille et se reprit en frottant des yeux qui n'en finissaient pas de s'éblouir. Il admira le chaos. Il admira le feu qui n'en était pas un mais qui n'était qu'un éclat gigantesque de lumière plus capable encore que la brume des marais d'envahir la vue de tous les spectateurs ; tous ceux qui, comme lui, regardaient l'ensemble depuis loin, ou ceux qui s'apprêtaient à l'action sans rien voir des contours de la grotte qu'on les invitait à pénétrer, sans voir le sang sur ses parois ni les pendus dessinés sur les murs. On en voyait quelques uns des ces vaillants soldats mais ils n'étaient que des insectes déformés par la distance, et des insectes lents, sans vie véritable, sans portée, comme des cafards traversant une cour. Agratius en vit quelques uns et les compta tant qu'ils n'étaient qu'une dizaine. Quand arrivèrent les bataillons dociles et innombrables il cessa ses calculs. Après tout savoir combien il pouvait en sauver n'avait que peu d'importance, comme il avait abandonné l'idée de vouloir leur laisser une chance. S'ils étaient là, à se brûler les ailes sur les projecteurs, c'est qu'ils le méritaient. C'était plus loin qu'il fallait aller. Au-delà, après la frontière.

Le feu ne parvenait jusqu'à lui que sous la forme d'éclairs rasants et d'incendies contenus aux herbes et aux ajoncs, qui dansaient à peine sous les souffles imposées et noyaient leur figure le temps de la bourrasque. Ce n'était que des reflets, et encore, pas les plus honnêtes. Ce n'était que les reflets que la distance consent à laisser traverser. Les paillettes de mica partout s'illuminaient par fierté, pour montrer la beauté de leur parure au soleil alternatif. Elles étaient nombreuses sur cette lande qui, plus avant, ne ressemblaient à une lande que parce qu'un peu de terre et d'herbe mêlées avaient poussé sur des ruines dont on ne voyait rien, mais qu'Agratius devinait ; et le mica était dans le ciment et non dans la roche. Déjà les ruines n'avaient plus leur orgueil de ruines ; elles étaient une attraction, piétinées par des reflets. Agratius caressa la chevelure d'Ophélia qui n'en finissait plus de s'enflammer chaque fois que le feu retentissait et se précipitait dans la lande. Il voulait la réveiller, et elle se réveilla. Le vacarme l'avait bercé ; ils restèrent un moment assis tous deux à profiter de la vue, à attendre que la voûte céleste viennent s'ajouter à la cérémonie pour allumer ses feux à elle. Ophélia fit signe à Agratius.

« Allons-y Ophélia. C'est à nous d'affronter le chaos, maintenant. »

Ils allèrent.



La lande devenait steppe, et la steppe désert. Les ruines n'existaient plus. Les trous se faisaient irréguliers. Les végétaux disparaissaient, les rochers prenaient le dessus et plus encore le feu pouvait se répéter, plus près, plus grandiose, plus assourdissant qu'au milieu des herbes. Agratius voyait maintenant distinctement le noyau d'impact, le centre d'où l'obus s'exaltait partout autour. Du doigt il le montra à Ophélia.

« Tu vois Ophélia, c'est là-bas. »

Ils marchaient main dans la main et ne s'arrêtaient pas, gardaient le silence au milieu du bruit, tremblaient à peine quand le sol tremblait. Et il tremblait souvent, ce sol. Il tremblait, à chaque secousse propulsée par l'horizon et dont l'origine ne se laissait voir qu'un dixième de seconde. Suffisamment pour qu'Agratius pointe son doigt.

« Là, encore un ! »

Le feu crachait maintenant des volutes en hauteur jusqu'aux étoiles qui répondaient par la stabilité inébranlable et hautaine de leur scintillement. Le feu éructait maintenant à tout poumon, en désordre, dans la mêlée des crachats en forme de fleur éclose et aussitôt, par l'effet soudain d'une chaleur, fanée. A peine nées elles étaient enlaidies et se détachaient en lambeaux pourris et puants. Car maintenant, maintenant qu'ils étaient prêts et que le sol n'était plus que la poussière infiniment rebattue, maintenant venaient les odeurs en même temps que les sons et que les flammes braillantes intenables. Avec les odeurs venaient la pourriture enfin. Agratius se boucha les narines. Ophélia levé maintenant s'éloigna un instant de sa vue pour aller voir un des cafards qui ne trouvaient pas l'autre bout de la pièce. Il était maintenant aussi grand qu'un homme.

Agratius se méfia et écarta la petite fille. Elle se redressa, força sur ses jambes pour orienter son regard et enfin le garçon sut que l'homme n'était rien d'autre qu'un soldat ridicule perdu loin de l'action. Il s'approcha des deux enfants.

« Vous savez où est le front ? Je cherche le front ? Le front, c'est là où ça se bat ! »

Agratius tendit son doigt.

« Vous n'avez jamais vu de feu pour ne pas le reconnaître ? Je pensais qu'ils vous entraînaient au moins à reconnaître les signes de la guerre.. »

« Quels feux ? Je commence, moi, dans la partie. »

« Vous ne voyez pas ? »

Le soldat posa au sol son arme – un fusil au canon long en bois laqué propre et lisse pour l'instant – et la lumière d'un obus dévoila son casque, un énorme casque à visière qui lui recouvrait toute la tête, jusqu'au bout du menton où dépassait la mentonnière qui maintenait le tout. Le vitrage de la visière était teinté et noir, profondément noir, impossible à percer.

« Vous ne voyez pas le feu ? » demanda à nouveau Agratius ?

« J'ai voulu ruser, prendre l'ennemi par derrière, mais j'ai raté. »

S'il était perdu, c'est qu'il était tombé et avait failli perdre son fusil. Il avait mis longtemps à le retrouver, car la visière laissait peu de champ à la vue, et le sol était sombre comme du bois brûlé. Et il ne voyait pas une seule miette des lumières de la guerre. Agratius se sentit incapable d'indulgence. Il tendit de nouveau le bras en direction du feu.

« Courrez par là-bas rattraper les autres. Vous allez manquer tout l'amusement. Dépêchez-vous ! »

Le soldat reprit son canon maladroitement, par le canon et non par la crosse et s'emmêla en voulant le ranger entre ses deux bras. Puis il s'échappa.

« Très bien ! Merci capitaine ! »

Ophélia souriait mieux que jamais et cela rassura Agratius. Il avait désormais confiance. Il ne fallait pas la perdre.

« Au moins nous savons où aller. »

Ils s'élancèrent dans l'ombre entre deux lumières et tout était noir, et très vite, plus vite qu'il ne l'avait pensé, d'autres hommes arrivèrent, d'autres soldats à visière, d'autres insectes traversant la pièce avec le même fusil en bois ; un peloton, une compagnie, une brigade et tous masquaient les lumières devant lesquelles ils courraient sans distinguer les deux enfants en désordre au hasard en criant en braillant plus fort que les obus au-dessus d'eux plus forts que les tirs qui commençaient à jaillir de leur côté et de l'autre et reproduisaient en minuscules éclisses du feu la grandeur qu'ils ne pouvaient jamais atteindre mais qui atteignait les soldats sur la droite, sur la gauche, devant et dessus Agratius et Ophélia au milieu des voix désordonnées qui surgissaient dans l'esprit du garçon comme une projection ininterrompue d'idées de guerre et de maniement du fusil qui attirait plus qu'il ne repoussait, en avant plus qu'en arrière, et on avait appris à le manier ce fusil dans les simulations c'était exactement le même, avec la même crosse en bois et le même mécanisme déclenché en riant depuis le siège de la machine à simulation, sauf que là enfin l'adrénaline montait pour du vrai, pour des monstres véritables qu'on pouvait tuer infiniment tant ils revenaient toujours sur l'écran de la visière, sur l'écran obscur de la visière comme on s'engouffrait dans un tunnel, sur l'écran qui affichait son arrière-plan vaporeux et avait le pouvoir miraculeux de révéler la forme des ennemis, aussi hideux soient-ils, plus hideux que tous les monstres de simulation disait-on depuis les discussions de l'arrière qui remontaient toujours le flux des soldats.

Alors arrivèrent les ennemis sur l'écran. Le tronc d'homme était coupé en deux et ce qu'on croyait être les viscères balbutiantes à la sortie du bassin était les tentacules dévoilées prêtes à happer les soldats, à les neutraliser d'un coup du canon à cristaux situé dans l'entrejambe de ces monstruosités dégoulinantes d'acides et de gargouillements, de visqueux yeux que l'on comptait, un, deux, trois, quatre ! Et les quatre yeux sous les tentacules regardaient les soldats, et dans les soldats comme dans un tunnel s'engloutissait Ophélia, et avec elle, sur fond du feu, Agratius.

De part et d'autre d'Ophélia surgirent les cafards à visière, dont le fusil est l'excroissance inévitable, synthétique mais nécessaire pour s'y croire et tirer comme aux simulations, pour s'y croire et tirer vers l'ennemi, qui arrive, pour s'y croire et tirer encore le doigt sur la gâchette la main sur le bois refroidi bientôt échauffé de la crosse en suspension, en suspension légère sous la main, souple, et on crie pour l'assouplir encore et pour s'y croire, encore, dans un seul et même élan partagé par son voisin de droite et son voisin de gauche et son voisin d'en face et – sans doute sait-on – son voisin de derrière dont seuls les cris nous parviennent, mais ce sont les mêmes cris que le nôtre et ce sont nos cris pour qui s'y croit et s'engouffre dans la grotte éclairée par le filtre de la visière qui est notre seule alliée face à la fourberie de l'ennemi, toujours prêt à se jouer de nous, à nous faire dévier du cri commun et à voir où il ne faudrait pas voir, à penser où il ne faudrait pas penser, à courir hors-scène, dans les ruines de la lande scintillante loin du front où on se bat, où nous nous battons contre l'ennemi qui croit nous tromper avec ces déguisements insensés d'hommes alors que nous savons bien et que la visière aide à savoir, et à voir les troupeaux de tentacules dégluties du tronc et agitées des spasmes sauvages des créatures extraterrestres, des cruelles créatures extraterrestres, des cruelles et déloyales créatures extraterrestres comme dans la dernière pièce du théâtre mécanique où les cruelles et déloyales créatures extraterrestres happent les femmes de la cité avec leur grand aspirateur à femmes pour implanter en elles les rejetons déformées de liaisons traîtresses et honteuses perpétrées dans le métal froid aux lumières électriques de grandes salles déformées par la perspective qui règnent sur Vénus et l'allongement des saisons, et le rideau tombe sur l'enlèvement horrifique dont nous ne saurons la fin qu'en revenant bientôt, à moins d'intervenir nous-mêmes pour que les extraterrestres ne soient plus que cette imagerie déplaisante des théâtres mécaniques, cette imagerie de robots tubulaires aux voix grésillantes de menace et brandissant leur pistolet à cristaux qui est l'arme favorite des vénusiens que nous combattons, et c'est une arme de traître car elle ne permet que l'attaque à distance alors que nous avons les couteaux de corps à corps sous les longs manteaux distribués à l'arrière par les officiers, à l'arrière dans la chaleur du grand réfectoire fait de quelques planches qui sert de cantine quand il ne sert pas de dortoir ou de vestiaire, à l'arrière dans les ruines de la lande que les extraterrestres ont bombardé, bombardent depuis plusieurs générations, juste pour nous conquérir et accomplir leurs liaisons traîtresses et honteuses sur nos femmes innocentes dans les cités qu'ils rêvent de contrôler depuis longtemps qu'ils bombardent l'ancien grand complexe scientifique qu'ils bombardent pour nous envahir et enfin pouvoir contre-attaquer, prendre l'assaut, faire partie du cri unique vers la victoire inévitable car ils ne pouvaient pas prévoir, les cruelles et déloyales créatures extraterrestres, que nous aurions des visières pour les reconnaître, que nous aurions inventé des visières pour les reconnaître et démasquer leur vraie nature – leur vraie nature – qui est celle des tentacules et des liaisons traîtresses et honteuses, et même s'ils sont nombreux à arriver et arriver encore et revenir encore et se relever encore et arriver nous les attendons avec nos fusils et nos couteaux de corps à corps, et c'est aussi drôle que les simulations avec en plus des sons les odeurs, les odeurs du sang pourri des vénusiens avant qu'ils ne se relèvent encore et arrivent sur la visière et que nous les attendons avec nos fusil et nos couteaux de corps à corps, ces cruelles et déloyales créatures extraterrestres dont les vaisseaux gravitent au-dessus de nos têtes comme les étoiles d'une grotte où l'eau se reflètent sur la voûte trempée de condensation et nous les attendons ces vaisseaux étoilés avec nos fusils et nos couteaux de corps à corps alors que les ennemis se replient devant nous, ils replient, ils se replient enfin et comprennent notre force comme nous les poursuivons en leur tirant dessus et comme nous tirons ils meurent, à chaque tir ils tombent au sol, et en criant le cri unique de la victoire qui nous avait été assurée par les officiers à l'arrière dans la chaleur de grand réfectoire plongé dans le noir – car c'était la nuit quand les officiers se sont présentés et nous ont donné les fusils, et nous ont donné les manteaux, et nous ont donné les couteaux, et nous ont donné le cri, et nous ont donné la raison de la guerre qui n'est pas le danger, qui n'est pas l'honneur, mais qui est la possibilité du cri unique une fois et une seule fois ici sur ce même front avec les mêmes fusils à crosse en bois dans les mains nous voyons tous le même champ de bataille sur la visière dévoilé en fractions quadrillées le long desquelles fuient les ennemis un instant et disparaissent de la visière les ennemis qui se trouble d'un brouillard la visière sur le champ de la lande des ruines des ennemis cruelles et déloyales créatures extraterrestres...



Le gaz déployé par des canons lointains fit tousser le soldat qui chuta sur Ophélia, sonnée un instant et perdue avant de recouvrer ses esprits désormais ses multiples esprits incontrôlés infligés à l'effarement d'Agratius.



Il n'arrive plus à respirer sous son casque à visière, il n'arrive plus à respirer le soldat et veut enlever le casque mais il a peur de se mettre à croire aux illusions des extraterrestres, des créatures extraterrestres, alors il garde son casque à visière le soldat et cherche au sol son fusil tombé et sa main à tâtons, fouillant comme dans une grotte immense d'obscurité éclairée par le feu, tâtonne sur un morceau de tentacules qui glisse dans le creux de sa main comme une viscère échappée et sanguinolente, qui glisse avec la même consistance huileuse d'une viscère d'homme, de ce qu'il imagine être la consistance huileuse d'une viscère d'homme car il n'en jamais eu entre les mains car les simulations ne prévoient pas qu'on puisse ressentir la fourberie des extraterrestres autrement que par la vue derrière la visière du casque, qu'il veut enlever car le gaz pénétré en son intérieur vient maintenant dans sa bouche déposer un goût amer qui n'est pas loin de celui du sang – du goût qu'il imagine être celui du sang – et qui l’écœure, jusqu'à devoir se mettre à genoux et se baisser seul d'un coup sur le sol moite du champ de bataille, et il pense aux extraterrestres qui sont définitivement déloyaux avec leurs armes nouvelles, à moins que l'asphyxie ne soit qu'une illusion de plus, se dit-il, comme un piège de l'odorat et de tous les autres sens, se dit le soldat, et il faut se relever, il faut qu'il se relève et qu'il cesse de croire à l'asphyxie qui n'est pas sa vraie nature qui est la victoire contre les créatures extraterrestres, cruelles et déloyales, et il ne va pas mourir car la victoire leur a été assurée par les officiers dans le réfectoire, noir, dans le réfectoire noir de nuit dans une grotte gigantesque sans lumière sans autres lumières que les canons des fusils que les boutons des manteaux que les lames des couteaux que la communauté du cri, que les raisons de la guerre.

Le soldat finit par enlever son casque à visière, saisi par l'asphyxie qui le guettait depuis que les gaz avaient été déployés autour de lui, dense sous les mouvements qu'il tentait de réaliser sans comprendre – que comprenait-il ? – sans comprendre que le casque n'avait fait que rendre l'agonie plus douloureuse en concentrant l'assaut des bouffées de gaz en volutes sans cesse métamorphosées en boules de nuages que l'on regarde passer, allongé sur l'herbe après une promenade le long du mail dans les galeries lustrées, et le soldat se mit à repenser à ces après-midi et à leur silence et aux formes que prennent les nuages avant de s'évanouir. Le casque n'avait fait que rendre l'agonie plus douloureuse.

Agratius demeura sonné d'abord par cette dernière pensée traversant son propre esprit après s'être échappée de celui du soldat mort sur le sol du champ de batailles, mort en pressant entre ses doigts une dernière fois ses propres viscères qui lui glissaient des mains, et qui lui faisaient comme l'impression de tentacules d'extraterrestres cruelles et déloyales. Agratius demeura sonné encore par le gaz qui commençait lentement à descendre jusqu'au sol après s'être laissé suspendre un long moment à hauteur d'homme, pour bien pénétrer les casques, et le garçon trébucha sur un autre corps, le corps d'un autre soldat qui n'avait pas enlevé son casque à visière et dont les doigts tremblaient encore de convulsions répétées vers son énorme crâne luisant garni d'antennes artificielles. Agratius regarda autour de lui et vit le nombre de cadavres, qui lui avait échappé, et la multiplicité des morts. Partout ils étaient étendus et leur sang luisait à la lumière des étoiles. Ils ne bougeaient plus, et le gaz ne tarderait plus à la recouvrir complètement comme ils les avaient tué d'abord. Il les masquerait, les avalerait, et personne ne saurait jamais plus qu'il y avait eu des soldats ici ; ils seraient entourés sous les volutes changeantes du gaz, et même Agratius, qui pourtant se débattait, ne se souviendrait plus de rien. Le garçon comprit qu'il fallait se baisser le plus possible, atteindre le ras du sol où la terre était gorgée de sang pour échapper à l'asphyxie ; en se baissant il chercha Ophélia. Il ne la voyait plus. Il ne l'avait plus vu depuis l'arrivée des soldats, il n'avait plus ressenti son esprit depuis l'agonie du soldat. Les brouillards de la guerre les avait perdu, et il se demandait presque si elle avait été un jour avec lui. Il rampa encore, vers l'avant car il n'y avait plus de directions.

Il devait écarter à chaque mouvement les membres inertes des soldats morts, et très vite il finit par se perdre dans les uniformes. Il finit par ne plus voir les casques à visière, les grands manteaux à boutons et les fusils à crosse de bois. Il finit par voir à la place les souffleries gluantes du gaz injectés dont ils étaient si proches, trop proches, mais qu'il voyait enfin comme les machineries de scène. Ainsi la vision d'Ophélia sous les talus de la lande leur avait montré une partie de la Vérité, et les ennemis extraterrestres n'existaient pas, et n'étaient que machines d'illusions, engrenages hallucinées, mécanismes trompeurs. Du vide et des robots abattaient les hommes entre eux-mêmes. Agratius se mit à tousser plus fort ; le gaz ne se dissipait que très légèrement, et de toute façon Ophélia n'était plus. Jamais il n'aurait pensé finir ainsi, allongé sur un champ de bataille comme s'il était mort alors qu'il vivait. Un grondement venait de l'avant. Face à lui, depuis l'arrière des souffleries à gaz, surgirent d'énormes moissonneuses vaporisées à lames lancées sur le champ de bataille pour ne rien accomplir d'autres que le labour, fatal. Implacable.

Les laboureuses s'avançaient à vitesses, ses rouages se dévoilaient sous le brouillard vert sous les yeux d'Agratius étourdi ; étourdi par le gaz, étourdi par l'odeur des cadavres, étourdi par l'éblouissement chaotique des dernières pensées des morts, qui se répercutaient dans son propre crâne comme s'il ne pourrait jamais s'en débarrasser. Il pensait aux cruelles et déloyales créatures extraterrestres. Il pensait aux tentacules glissantes. Il pensait aux liaisons traîtresses et honteuses. Et toutes ces images formaient une couche plus épaisse encore le gaz, une couche de bêtise insolente dont il ne savait pas distinguer le vrai et du faux, et cela l'effrayait plus que tout. Alors précisément il se souvint qu'il avait perdu Ophélia. Dédaignant le labour belliqueux et la brûlure du gaz dans sa gorge et sur sa peau, il se leva d'un bond et partit à sa recherche.

Avec la manche d'un mort, il s'était fabriqué un foulard qu'il pressait contre sa bouche, tandis que son esprit se concentrait sur Ophélia. Jamais il n'avait perdu cette liaison précieuse, et même pendant le sommeil de la petite fille les rêves s'imprimaient par fragments, sans logique mais toujours merveilleusement lumineux. Alors qu'il ne puisse plus rien percevoir l'inquiétait plus que tout ; il n'avait que des indices, car parfois venaient des visages, qui étaient invariablement des visages morts, et parfois encore venaient des formes dessinées dans le brouillard. Des arbres. Des animaux. Des formes humaines, détachées et grandioses.

Comme il marchait il gardait son regard loin sur les laboureuses, pour guetter leur progression. Des machines il ne pouvait comprendre l'intellect, il ne pouvait pénétrer la carapace aussi facilement que des hommes. L'absence de contact était l'outil idéal pour une mort dépourvu d'autre sens que le spectacle, pour une mort reproduisant le vide. Il ne savait les arrêter, mais se persuadait – peut-être ahuri par les vapeurs – qu'Ophélia saurait, et que pour cet espoir il fallait la retrouver. Il n'était pas seulement question de sa vie. Il était question de la raison humaine, et de l'impossibilité de mourir comme un épi de blé mûr, comme la boue après la bêche et la pluie.

Ophélia était proche, il le sentait maintenant, et il sentait aussi qu'elle était faible et que ses visions perdaient toute cohérence, car on ne savait plus ce qui était solide et ce qui était gazeux, ce qui était vivant et ce qui était mort, ce qui était la vérité et ce qui était le mensonge. Les êtres tentaculaires revenaient parfois, remplacés parfois par d'autres cafards presque morts et fuyants. Il fallait faire vite et la retrouver sans attendre. Agratius prit au sol un couteau, pour se défendre si un danger quelconque arrivait, et il sentit que le gaz se dissipait réellement et ne bouchait plus la vue, et laissait émerger la mer de cadavres et de sang, ces ruines humaines que laisse derrière elle la guerre. Arrivé sur une butte, il compta. Il n'y avait que des humains, ici, pas un seul extraterrestre. Depuis l'esprit d'Ophélia lui parvint l'image d'un soldat encore en vie, qui avait agripé Ophélia au pied et que les cloques qui couvraient son corps, provoquées par l'acidité du gaz, rendait méconnaissable. La mort ne l'avait pas achevé mais il était devenu fou d'avoir cherché l'ennemi sans son casque à visière, et de ne voir que le vide des machines. Par la pensée, il demandait à Ophélia où étaient les extraterrestres, où étaient les cruelles et déloyales créatures extraterrestres. Soudain, il crut les voir, et il les désigna ; et depuis les dernières nappes de gaz, qui n'étaient plus que des lambeaux, arrivèrent les laboureuses pour achever les survivants.

Agratius se pressa encore plus, mais par chance cette dernière vision lui avait rendu plus facile la localisation d'Ophélia. Elle devait être là, derrière la pente.



En lieu et place d'Ophélia, Agratius tomba nez à nez avec le robot V. Les muscles luisant du robot jaillirent à une vitesse inimaginable, et se tendirent d'un coup pour atteindre la scène où arrivaient les laboureuses. Il possédait le même regard mauvais que lorsqu'il avait quitté l'orphelinat, sous les gravats, sauf que cette fois le regard était rivé sur Ophélia, minuscule et prisonnière de la poigne ultime du soldat qui mourrait. Le robot V souleva implacablement son bras métallique, braquant le poing vers Ophélia ; au coin de ses orbites creuses on aurait pu voir la silhouette de Donatien penché sur le vide.

Soudain Agratius entendit des tirs, et le robot V se retourna d'un seul coup pour faire face aux laboureuses qui vrombissaient comme si, entres machines, le contact s'était établi, et les cris fusaient d'intimidation entre l'incompréhensible apparition et les vétérans des travaux agricoles. Le garçon en profita pour se faufiler jusqu'à Ophélia qu'on aurait pu croire morte, tant ses yeux et ses pensées ensemble s'étaient fermées, et Agratius aurait craint le pire s'il ne connaissait pas les pouvoirs de la petite fille. Il s'efforça de desserrer la poigne. A côté d'eux hurlaient les rouages du robot V, immense figure maternelle qui détruisait une à une les laboureuses, les écrasants sans jamais craindre leurs faux et passant sa colère sur ceux-là mêmes de sa race mécanique. Il sembla que les deux ou trois machines survivantes parmi les troupes paniquaient, leurs crissements perçant derrière les cabines vides, et elles rebroussaient chemin dans la panique. Le robot V demeura immobile pendant un long moment, regardant courir de toutes leurs forces ses soeurs effrayées. Elles s'éloignaient et la nuit qui était tombée les masquait à la vue, dans les tranchées profondes qui constituaient à ce niveau le champ de bataille. Alors Agratius vit le robot s'accroupir dans la direction des fuyardes, gardant une cuisse fuselée en rampe de lancement, et placer avec adresse son bras droit le long de la jambe pour maintenir la paume à angle aigu vers le ciel. Le garçon savait précisément ce qu'elle allait faire : le robot V était son invention, du moins les circuits et les boulons, et il en connaissait tous les rouages. Il ne fit rien pour empêcher l'inévitable de se produire. Il sentait qu'Ophélia s'était endormi dans ses bras et c'était là tout ce qui comptait désormais ; le reste était inscrit dans l'explosion qui allait se produire dans quelques minutes.

L'avant-bras droit du robot V s'enclencha dans les rainures du dessus de la cuisse prévues à cet effet, et le claquement résonna dans le silence de la bataille d'où plus rien ne parvenait comme les mortiers, d'un côté comme de l'autre, s'étaient tûs, préférant laisser la place à la vedette imprévue. Les doigts s'étendirent en éventail et sous le poignet apparut une embouchure discrète, comme la manche dissimulatoire d'un prestidigitateur, et l'embouchure s'agrandit en tournant sur elle-même, lentement, dans un grincement de tonnerre. Quand le grincement se fût arrêté, on entendit des ajustements mécaniques qui percutaient depuis l'intérieur du corps du robot. Son visage était impassible. Agratius y lisait la justice et la libération pour le robot V, qu'il avait construit pour protéger et qui détruisait, inlassablement, depuis son échappée de l'orphelinat. La conclusion était intacte et nécessaire. Le garçon serra Ophélia contre lui et s'abrita sous un mort. Dans son ultime acte de gloire, le robot puiserait dans ses dernières sources d'énergies et se démantèlerait aussitôt l'obus parti. On entendit une gigantesque détonation, un flamboiement miraculeux, un arc d'énergie rouge dans le ciel noir qui dépassait la course des étoiles et se propulsait en une courbe parfaite jusqu'au sol, qu'il atteignit précisément ; la déflagration vint au bout de quelques secondes, suivie de près par le roulement effrené de l'énergie libérée à l'impact. C'était toute la terre qui se soulevait, c'était toute la bataille qui se retournait et s'animait d'une vie propre, provoquée par la puissance d'un être froid et mécanique.

La dernière chose qu'Agratius entendit fut le frottement du métal contre le métal au moment où le robot se désarticulait comme un pantin.

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