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La salle d’interrogatoire était plongée dans le silence. L’homme, assis sur sa chaise, se tenait tranquille, dans un état de parfait apaisement, et souriait d’un sourire plein de bonté et d’optimisme. On lui avait retiré ses menottes, et peut-être ne lui en avait-on même jamais mis. Il y avait vraiment peu de chances qu’il cherche à s’enfuir à ce point.

 

La quiétude fut troublée lorsque Pierre ouvrit la porte, le dossier de l’homme sous le bras, referma la porte, s’approcha de la table, tira la chaise, s’assit et se mit à regarder son interlocuteur comme on regarde un objet que l’on a jusqu’alors jamais vu, de la même manière qu’un enfant regarderait une incroyablement complexe machine. De ce regard plein de fascination et de crainte. De respect aussi, peut-être, face à quelque chose qui vous dépasse.

 

« Nous savons que tu es coupable. Nous savons que c’est toi. Je suppose que tu ne vas pas chercher à nier, n’est-ce pas ? » demanda Pierre.

 

« J’ai fait ce dont on m’accuse. » répondit l’homme, avec gentillesse, comme un adulte qui chercherait à aider un enfant à comprendre quelque chose d’important. « Mais je ne crois pas être coupable de quoi que ce soit. »

 

Pierre soupira. Il avait déjà vu passer bon nombre de cinglés, et ce n’était pas la première fois qu’on lui disait ne pas être coupable après avoir commis un crime. Il ouvrit le dossier, lut les charges pour lui-même, puis décida d’emprunter l’approche la plus directe et les lut à haute voix pour que l’homme les entende bien, puis demanda :

 

« Tu veux me dire que ce qui t’es reproché n’est pas un crime ? Une destruction à cette échelle n’est pas un crime ? »

 

L’homme sourit, afin de réconforter Pierre, et répondit par la négative.

 

« Bon sang ! » se lâcha Pierre. « Si ce n’est pas un crime, alors qu’est-ce qui en est un à tes yeux ? »

 

Mais l’homme ne sembla pas comprendre et se contenta de rester silencieux, incapable de trouver une bonne formulation pour expliquer en quoi il était innocent de toute charge.

 

« Peu importe… » se reprit Pierre. « Tu as commis un crime. » expliqua-t-il à l’homme. « Et ton crime est le pire qui puisse être commis. Et tu seras condamné et puni. C’est un fait. Je suis uniquement ici pour comprendre pourquoi tu as décidé de faire ce que tu as fait. Et pour lister les circonstances atténuantes. »

 

L’homme se mit à réfléchir. Pourquoi avait-il agi comme il l’avait fait ? Il n’en était pas sûr… L’idée de tuer ne l’avait pas arrêté. Au fond, l’idée de tuer n’avait même pas provoqué de véritable conflit au moment de sa décision. Tout avait semblé parfaitement naturel. Il avait décidé de faire ce qu’il avait fait comme on décide d’allumer la télévision pour passer le temps.

 

Comprenant que l’homme n’allait pas répondre de lui-même, Pierre essaya d’explorer quelques pistes :

 

« Ton dossier indique que tu as vécu seul durant les dix dernières années. Est-ce que c’était dur de vivre seul ? »

 

L’homme fronça les sourcils. Puis son visage redevint tranquille.

 

« Ce n’était pas agréable. » répondit-il le plus honnêtement possible. « L’être humain n’est pas conçu pour vivre seul. On se sent inutile, faible et constamment en danger, parce qu’il n’y a personne pour aider en cas de problème. Mais j’ai choisi de vivre seul et je m’y suis habitué. Je n’ai jamais vraiment cherché à avoir des amis, ou à créer un couple. Je suis la raison de ma solitude et cette solitude me convient. »

 

Pierre attendit un peu, mais le silence qui s’ensuivit lui fit comprendre que tout avait été dit. Et il traça la solitude sur sa liste de pistes à suivre.

 

« Qu’en est-il de ton enfance ? Ton dossier indique peu de choses à ce sujet. »

 

L’homme fit un effort pour se replonger dans son enfance et trouver un élément qui puisse expliquer l’acte qui l’avait amené ici.

 

« Mes parents se disputaient beaucoup et ont fini par divorcer. Les autres enfants à l’école se moquaient de moi. Je me souviens vaguement avoir dit et fait beaucoup de choses stupides et avoir ressenti beaucoup d’humiliation. » avoua l’homme. « Mais j’ai globalement eu une enfance heureuse. Je ne me suis jamais senti coupable ou pris en otage pour mes parents. J’ai aussi rapidement compris qu’il est normal pour une enfant de se moquer d’un autre. Cela fait partie du processus de construction de l’identité individuelle. Et si j’ai été humilié, je n’en suis pas mort pour autant et j’ai su me relever. Je ne vois pas ce dont je pourrais me plaindre de mon enfance. »

 

Pierre reprit le dossier, confirma le divorce, mais ne trouva rien dans le témoignage qui puisse l’aider à comprendre les raisons du crime commis. Pas d’abus, pas de violences, pas vraiment d’événement traumatique. Aucune circonstance atténuante. Il soupçonna un moment l’homme de mentir, mais son instinct lui déclara que ce n’était pas le cas. Cet homme, assis paisiblement dans sa chaise, ne cherchait pas à se défendre ou à cacher quoi que ce soit. Il se croyait simplement honnêtement innocent…

 

« Ton dossier indique que tu as toujours vécu dans la pauvreté. » déclara Pierre.

 

Sans qu’il soit nécessaire de l’en prier, comprenant ce qui était attendu de lui, l’homme se mit à réfléchir et répondit :

 

« Oui, c’est vrai, je n’ai jamais été très riche. Je n’étais pas pauvre pour autant. J’ai toujours eu à manger, même lorsque ce n’était pas très bon. J’ai toujours eu un toit, même lorsque ce toit était placé au-dessus d’un trou à rat. On peut vivre sans être riche et même si j’avoue avoir été jaloux, et avoir rêvé de devenir riche et de la vie que je pourrais mener alors, j’ai su faire avec les moyens du moment, en dépensant l’argent lorsque j’en avais, et en faisant attention lorsque j’en manquais. Au final, je n’ai même jamais eu de dettes. »

 

L’homme sourit. Il n’était visiblement pas particulièrement affecté par ses faibles revenus. Pierre commença à suer. Il lui fallait une circonstance atténuante pour que son travail soit bien fait, mais son interlocuteur ne semblait pas en avoir aucune. Il lui fallait cependant continuer et aussitôt qu’il eut tracé la pauvreté de sa liste de piste, il demanda :

 

« Ton dossier indique ton frère a été tué lors d’un brigandage il y a deux ans. Avoue qu’il y a un lien avec ton crime. »

 

Bien sûr Pierre introduisait un biais dans sa question, mais cela lui importait peu tant qu’il parvenait à trouver cette circonstance atténuante.

 

« J’ai été triste. » avoua l’homme. « J’étais en colère, furieux contre ceux qui l’avaient tué, furieux contre le système judiciaire qui semblait ne pas les punir suffisamment et furieux contre la société qui n’avait pas su défendre mon frère. Puis le temps a passé et j’ai fait mon deuil. Les assassins ont été envoyés en prison, on a enterré mon frère et j’étais encore vivant et j’ai choisi de pardonner la justice et la société, parce que ce n’était objectivement la faute ni de l’un, ni de l’autre. En réfléchissant à la question, je me suis rendu compte que la justice était aussi laxiste qu’elle était sévère. Il s’agissait au fond d’un bon compromis pour gérer une problématique complexe. Quant à la société, j’ai compris qu’il y persistait quelques êtres bêtement méchants, souvent victimes eux-mêmes des circonstances, mais que la majorité des gens étaient bons et honnêtes, ainsi que totalement innocents. »

 

L’inquiétude de Pierre augmenta encore. Il regarda sa liste et ne vit qu’une seule piste restante pour trouver la circonstance atténuante qu’il lui fallait.

 

« Est-ce que tu ne voudrais pas invoquer une maladie mentale ? » demanda Pierre. Ou plutôt, implora Pierre. « Peut-être entendais-tu des voix, ou peut-être étais-tu dépressif ? »

 

L’homme souleva un sourcil de surprise, mais accepta de considérer la question.

 

« Je ne crois pas, non. » répondit-il rapidement. « Bien sûr, j’ignore comment un être malade serait sensé pouvoir discerner s’il l’est ou non, mais j’ai cru remarquer que ce que j’ai pu ressentir ou penser n’était pas différent de ce que les autres pouvaient ressentir ou penser. J’ai eu mes bas moments, lorsqu’on ne veut pas quitter le lit le matin, ou que l’on a du mal à dormir la nuit, mais rien qui ait jamais véritablement impacté ma vie. »

 

« Bon sang ! » s’écria Pierre. « Tu n’as pas besoin de réfléchir à la question. Déclare simplement que tu es peut-être atteint d’une maladie mentale et on se débrouillera pour confirmer tes doutes. Tu auras une circonstance atténuante. »

 

L’homme sourit pour cacher son malaise.

 

« Mais la vérité est que je crois sincèrement ne pas être atteint d’aucun trouble psychologique. J’ai peut-être été un peu anormal par moment, mais pas plus qu’un autre au final. »

 

Pierre s’énerva :

 

« Espèce d’imbécile ! » cria-t-il. « Il me faut une circonstance atténuante, tu comprends cela ? Donne-moi n’importe quoi pour justifier ton crime. »

 

« J’ai juste fait ce que j’ai fait parce que je le voulais et pouvais. » répondit l’homme. « Je n’ai commis aucun crime. » ajouta-t-il.

 

« Tu vas finir en enfer, tu m’entends ? » déclara Pierre, qui s’était levé de sa chaise. « Alors donnes-moi une circonstance atténuante, juste une, et on trouvera un moyen pour te sauver. »

 

Mais l’homme ne comprenait toujours pas.

 

« Tu as détruit un monde entier que Dieu avait offert aux hommes. Tu as tout détruit en quelques secondes. Tu l’as fait consciemment et tu ne ressens aucun regret. Et tu n’as aucune raison valable pour justifier ton acte ? »

 

L’homme réfléchit, puis répondit :

 

« J’ai eu une bonne opportunité de le faire et l’idée m’a paru plaisante. Rien de plus. »

 

Pierre fulmina, tourna tout autour de la table plusieurs fois comme un lion en cage, puis vint se rasseoir sur sa chaise, avant de déclarer, résolument :

 

« On agit pas comme tu l’as fait sans une bonne raison. Je suis là pour trouver cette raison et t’éviter de finir dans les flammes de Satan et c’est ce que je vais faire. »

 

Puis il ajouta, avec un petit sourire de satisfaction :

 

« Peu importe le temps que ça prendra. Après tout, nous avons toute l’éternité devant nous… »

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