Le fracas des combats n’avait pas cessé avec les premières lueurs de jour et c’était sur fond de hurlements et d’explosions que Phoenix et Messie se hâtaient à travers le quartier nobiliaire. L’heure de repos qu’ils étaient parvenus à grignoter sur le temps qui pressait n’allégeait pas vraiment leurs foulées. Les pas de la bête humaine, contrairement à leurs caresses habituelles, martelaient le sol pesamment ; quant à l’invocateur, il traînait misérablement les pieds, trébuchait régulièrement, tombait parfois – mais se retenait alors à Phoenix, qu’il suivait de près. Sans lui, il n’aurait jamais pu atteindre son but.
Lorsque Messie avait remarqué que la cible, du nord ouest du quartier nobiliaire, s’était mise à descendre plein sud et qu’il en avait informé Phoenix, celui-ci avait tenté un coup de poker en traversant le quartier est en diagonale en direction du Palace des pauvres – destination soupçonnée de leur proie. Il ne voyait pas d’autre manière de refaire leur retard.
Ils avançaient en aveugles. Certes, après avoir assassiné la jeune espionne, l’invocateur avait vaguement pu esquisser l’itinéraire que s’apprêtait à suivre la cible. Mais, depuis, il avait relâché les énergies et Phoenix ne pouvait qu’espérer que celle-ci ne se fût pas arrêtée quelque part, vive ou morte.
Cette frustration se trouvait cependant atténuée chez Phoenix par le retour des sensations qui l’avaient abandonné au moment d’entrer dans la sordide capitale, dans sa cacophonie d’effluves de toutes origines et sa luminosité pâteuse. Ses sens surdéveloppés, assaillis de toutes parts, n’avaient eu comme unique solution pour survivre que celle de se replier sagement en attendant de s’habituer à ce nouvel environnement. Les premiers jours s’étaient déroulés dans un calvaire sans nom pour la bête humaine.
Depuis cette nuit, toutefois, il retrouvait ses sens – cette ouïe qui lui en apprenait plus que bien des devins médiocres, cet odorat qui l’avait guidé vers la bouche muette de la pauvre espionne, cette vue qui, à présent, perçait avec assurance l’ombre des ruelles où se cachaient les quelques hères trop effrayés par le combat pour y participer – et à la recherche, pour certains, d’une personne blessée et égarée à dépouiller de ses rares biens. Le prendre par surprise prenait désormais des allures de pensum et l’aura de confiance tranquille qu’il exsudait dissuadait d’éventuels malandrins de s’attaquer à lui.
Ce fut donc sans histoire que Phoenix mena Messie jusqu’à la limite sud-ouest du quartier nobiliaire, ostensiblement marquée par l’allure très différente des bâtiments : plus vastes, plus imposants, plus robustes, plus carrés. Du Palace des pauvres s’élevaient des cris plus déchirants que ceux du quartier est, un mélange pénible de plainte, d’incompréhension et de surprise incrédule. Phoenix avait le sentiment désagréable de se trouver à proximité d’un abattoir, lieu qu’il abhorrait depuis toujours. Egorger des animaux parqués dans des enclos ne présentait rien d’excitant ni de glorieux.
Les jambes lourdes, Phoenix conduisit Messie dans un coin de rue désert et, après s’être adossé contre un mur vigoureux, l’enjoignit de jeter un œil sur la position de leur proie. Il dut le répéter pour que les mots atteignent Messie et que, le regard brusquement illuminé, celui-ci se mettre à manipuler encore les énergies jaunes. Naturellement guidées par l’argenté, elles se mirent en chasse pendant que Messie ahanait, les muscles au bord de la rupture pour avoir été trop sollicités ces derniers temps.
Enfin, l’invocateur tira d’un coup aussi sec que douloureux sur les énergies. Ses phalanges blanchirent sous l’effort mais, finalement, il réussit à les rappeler à lui, imperceptiblement teintées de doré. Messie se tourna vers lui et lâcha dans un grincement absent de toute nuance de folie – envolée du fait de son épuisement.
« Proche. Nord. Ouest. Ouest. »
Son souffle était si court qu’il ne pouvait articuler les mots qu’un par un. Il avait l’air bien misérable, à ce moment précis, et Phoenix faillit le prendre en pitié. Puis il repensa à l’espionne étranglée par sa propre natte, dernière victime en date d’une patiente hécatombe, et toute idée de compassion se dissipa d’un coup. D’une voix rude, il insista pour que Messie se relève immédiatement afin de ne pas perdre une minute de plus, de ne pas relâcher la piste de cette proie dont leurs griffes se rapprochaient sûrement. A sa grande satisfaction, un désespoir fugitif passa sur le visage de l’invocateur, mais il fut bientôt remplacé par une avidité coutumière.
Sans lui accorder un regard supplémentaire, Phoenix reprit la traque.
Je ne saurai jamais assez te remercier pour cette mesquinerie qui me sauva la vie.
* * *
Alors que la nuit se retirait à pas de loups et juste après sa rencontre avec le barde insane, Ellébore regagna la Lumière de cendres par la voie des airs sans s’émouvoir outre mesure de la masse énorme qu’elle voyait converger en direction du château ou des luttes confuses à la lisière du quartier nord. Elle gardait à l’esprit l’avance inexorable du barde vers le havre de l’alchimiste et de Fadamar et, soucieuse de ne pas perdre de temps, pénétra directement dans la chambre de ses déboires par la fenêtre, esquivant au passage la cour boueuse de la Lumière de cendres où Signe N’Mephe prononçait son ultime discours avant la sortie. Les plans de la Scarifiée lui importaient peu et, de toute façon, elle la savait suffisamment déterminée pour ne se pas laisser submerger par les hères venus du sud.
La vaste pièce qui avait accueilli le corps comateux d’Ellébore pendant de longues journées déployait toujours des atours chaleureux, avec ces teintes orangées ou vertes qu’affectionnait tant Jari B’Rauts. Un gros poêle somnolait dans un coin, d’un côté de la porte, tandis que de l’autre dépérissaient des roses trop longtemps oubliées. Lorsqu’elle s’en rapprocha, elle huma des fragrances discrètes qui la submergèrent de mélancolie. Frissonnante malgré la chaleur ambiante, elle avisa le lit confortable dont les draps clairs semblaient l’inviter à s’y envelopper et atteindre la fin – des combats, de Fadamar, de la vie. Elle pinça les lèvres : ce n’était pas le moment de se laisser aller au vague à l’âme. D’un pas vif, elle alla tirer sur le cordon d’une cloche, dont le tintement cristallin résonna dans le couloir. Aussitôt, un serviteur se présenta à sa porte. Après qu’elle eut claqué un ordre, il s’inclina et repartit.
En attendant son retour, elle fit glisser une à une les couches de nippes qui enveloppaient sa silhouette menue pour en modeler une boule menaçante. Toute sa panoplie de dagues et de poignards en tous genres chuta sur le sol dans un bruit de ferrailles, une bonne dizaine de lames équilibrées et affûtées.
Quand une poignée de serviteurs revint en portant difficilement un lourd baquet d’eau chaude, ils trouvèrent Ellébore complètement nue, accroupie, en train de mettre quelques armes de côté. Ils faillirent en lâcher leur fardeau de saisissement, troublés et même choqués par ce dévoilement inattendu. De la légendaire et redoutée Arme de chair, il ne restait qu’une femme mince, presque frêle, de toute petite taille et dont le crâne ne s’ornait que d’un mince duvet blond. Cependant, quand elle se retourna, ils lurent dans son regard le même givre menaçant, et la même voix grêle vint les fouetter.
« Dépêchez.
Ils s’empressèrent de poser le baquet dans l’espace libre, sur un tapis de velours vert et or, puis attendirent avec une révérence apeurée qu’Ellébore l’enjambe et se plonge dedans. A la suite de quoi ils la contemplèrent craintivement, sans oser toucher cette peau sur laquelle le sang avait ruisselé si souvent au cours des décennies passées.
« Je n’ai pas de temps à perdre. Allez.
Alors ils surmontèrent leur réticence et se mirent à la frictionner, d’abord en l’effleurant à peine, puis plus vigoureusement lorsqu’ils se rendirent compte que cette peau effroyablement pâle, presqu’aussi blanche que ses yeux, exhalait la même chaleur que celle d’un être humain, les mêmes frémissements, les mêmes signes de relâchement et de détente.
« Jetez un œil dans l’armoire. Vous devriez y trouver une robe couleur de saphir. Vous m’en vêtirez.
Elle resta une éternité qui lui parut bien trop courte à se délasser dans l’eau chaude et sale, à reposer les muscles de ses cuisses durement éprouvés par la manipulation des énergies argentées, à apaiser son esprit pour conforter son choix. Quand elle émergea enfin du baquet dans un soupir, en même temps que les serviteurs l’essuyaient avec zèle, l’un d’entre eux lui apporta le vêtement qu’elle avait demandé.
Il s’agissait de la robe qu’elle avait trouvée, des siècles de cela, dans la cache de l’éclatante demeure de Jari B’Rauts, au moment où celui-ci n’était encore qu’un noble parmi d’autres. Une robe à sa taille, étrangement, comme conçue sur mesure. Ornée de dizaines de gemmes scintillantes, elle avait tout de suite plu à Ellébore, mais lui seyait fort peu : légère, encombrante, ostentatoire surtout. C’était la tenue d’une reine, pas d’un assassin.
Aujourd’hui, pourtant, elle ordonna aux serviteurs de la lui passer. Ils le firent presque religieusement, éblouis par l’éclat des saphirs autant que par l’aura de la femme. Ils l’attachèrent avec une délicatesse presque exagérée, et Ellébore dut résister à l’envie soudain pressante de déchirer ce déguisement grotesque pour réintégrer ses vieux oripeaux. Elle avait l’impression de se travestir, honteuse de ne pas rester à sa place – l’ombre des toits et les flaques de ténèbres.
En fin de compte, elle réussit à se réfréner. Tout juste refusa-t-elle le miroir que lui tendait l’un des serviteurs d’un geste si vif qu’il vint se briser sur le sol. Tous reculèrent, à nouveau effrayés, conscients que malgré sa parure chatoyante, la femme qui se dressait devant eux était la personne la plus crainte du royaume. Ellébore ne perdit pas plus de temps. Elle se pencha, ramassa les quatre dagues qu’elle avait choisies, puis se retourna et les toisa tous ensemble de ses yeux ternes.
« Brûlez ces nippes crasseuses et réjouissez-vous : vous aurez été les témoins privilégiés de l’estompement de Vif-Argent, de l’incarnation de l’Arme. »
Avant de prendre congé, elle posa son regard sur les débris de verre qui parsemaient le sol. L’ombre d’un regret voila son visage, s’enfuit aussitôt. Son apparence ne lui importait aucunement, après tout.
Ce n’était pas pour elle qu’elle s’était vêtue ainsi.
Quand elle sortit dans le couloir, il était désert, probablement parce que les quelques serviteurs qu’elle n’avait pas convoqués avaient préféré prendre la poudre d’escampette plutôt que de risquer de se trouver en présence de l’Arme de chair – ou Vif-Argent, ils ne savaient plus trop. Elle esquissa un sourire amusé. En serait-il de même s’ils l’avaient toujours connue ainsi vêtue, plus étincelante que les épouses de bien des grands du royaume ?
Elle eut une première réponse après avoir descendu deux étages et croisé une foule de serviteurs en pleine effervescence, parfois agrémentée de soldats épuisés. A son passage, les activités cessaient et tous s’écartaient pour lui laisser la place, le visage hébété. Elle avançait à pas lents, avec une majesté feinte et incroyablement crédible, le port haut – et ses yeux pétillaient à la vue de la soudaine paralysie qui paraissait étreindre tout un chacun lorsqu’elle le dépassait. Finalement, la merveilleuse robe ne changeait pas grand-chose. Ou peut-être étaient-ce les lames, tout à fait apparentes, qui provoquaient une telle réaction. Ce silence troublé lui plaisait.
Comme elle atteignait la sortie du donjon, elle remarqua que deux hommes portaient avec précaution un corps ensanglanté qu’elle reconnut sans peine être celui de la Scarifiée. Elle espéra confusément qu’elle survivrait, sans trop savoir pourquoi, et se rendit surtout compte qu’une bataille venait de se dérouler, une bataille qui avait commencé et s’était terminée pendant qu’elle se prélassait dans son bain. Ce qui signifiait qu’elle avait laissé s’égrener un laps de temps plus important qu’elle ne l’avait supposé. Elle pressa le pas, sans toutefois se mettre à courir : le ciel n’était encore que faiblement teinté.
Le pont-levis n’avait pas encore été relevé et ce fut dans un silence de mort qu’Ellébore le franchit. Elle sentait les yeux ébahis des gardes se porter sur cette dame extraordinaire, presque chauve, qui tenait nonchalamment deux dagues dans chacune de ses mains, et dont la robe couleur saphir renvoyant mille reflets bleutés à la lueur des flammes de l’immense brasier, dehors, trempait allègrement dans les mares de sang et de boue. Elle ne prêta aucune attention à ces airs stupéfaits, se concentrant plutôt sur la tâche décisive qu’il lui restait à accomplir.
Elle descendit donc impassiblement la pente légère qui menait au Palace des pauvres, sans guère prendre la peine de jauger le massacre qui venait à peine d’avoir eu lieu. De toute façon, il lui suffisait pour cela de respirer l’air saturé de l’odeur âcre du liquide vital, de la sueur mêlée de peur, de déjections incontrôlées – de mort. Ou d’écouter les râles des anonymes dont les souffrances n’avaient pas été abrégées, le grésillement de la chair brûlée, peu à peu racornie, les pleurs des survivants ou des mourants. Ce carnage, pour dramatique, n’était cependant que trop banal. Elle avait assisté à des dizaines de scènes identiques, et participé à plus encore d’entre elles. Elle se contentait de les désapprouver.
Elle atteignit enfin la lisière du quartier sud. Devant elle s’ouvrait une Voie magique peut-être plus terrible encore. Elle était comme tapissée de corps écrasés, recouverte d’un tapis de chair, d’os et de sang. La fuite avait été si désordonnée, si paniquée, que les hères s’étaient marchés dessus, et peut-être les morts avaient-ils été plus nombreux que pendant la mêlée. Cette fois-ci, ses traits se plissèrent de dégoût. Pas de surprise : elle avait erré suffisamment dans les quartiers pauvres pour connaître la lâcheté et l’individualisme de chacun de la plupart des habitants. Elle posa le pied sur un visage livide, qui poussa un gémissement à son contact. Elle s’y appuya sans remords.
A mesure qu’elle progressait, toutefois, elle entendait de nouveaux échos de chants en provenance du sud. Elle se figea, aux aguets. La rumeur approchait et grondait de plus belle, comme issue de centaines de bouches. Ellébore se faufila par précaution dans une échoppe abandonnée, puis dressa l’oreille. Pas de doute : non seulement la rumeur se faisait clameur, poussée par un nombre grandissant d’habitants, mais encore elle émanait de la Voie magique, un peu plus au sud de sa position. Si elle demeurait là, elle ne tarderait pas à se retrouver coincée dans le bâtiment en attendant que le cortège étire ses fervents cantiques.
Elle s’empressa donc de vider les lieux en s’insinuant dans une ruelle à peu près propre, à partir de laquelle elle emprunta une rue parallèle à la Voie magique. Ce n’était pas vraiment le chemin de l’abri de Fadamar, mais une intuition venait de lui susurrer quelques mots pleins de bon sens à l’oreille. Cette clameur grandissante, de plus en plus proche, ne pouvait trouver sa source que dans la personne, réelle ou non, de l’Etoile, seul général à même de soulever une foi aussi inconsciente sur son passage pour des raisons qui échappaient à Ellébore. Or, la Scarifiée avait donné l’ordre explicite à Fadamar de mettre un terme à cette étrange religion en éradiquant son instigateur, Halvor L’Gellaus. La suite allait de soi : c’était à proximité de la procession qu’Ellébore aurait le plus de chance de mettre la main sur l’incarnation de ses souvenirs.
Elle se dirigea donc précautionneusement vers le cœur des clameurs, tous ses sens en éveil. Ce n’était pas le moment de se laisser surprendre par un hère un peu plus courageux – ou désespéré – que les autres, profitant de la déroute des siens pour détrousser les plus touchés, moralement ou physiquement. Mais les rues et les places qui défilaient sous ses pas se révélèrent désertes. La terreur superstitieuse avait pris le dessus sur le calcul perpétuel, de rigueur dans les quartiers pauvres, et tous s’étaient dispersés au loin – à moins qu’ils ne se soient réunis dans le nouveau cortège dont elle entendait à présent distinctement les cantiques. Elle balaya les alentours, à la recherche d’un poste d’observation satisfaisant. Comme d’habitude, elle repéra immédiatement le meilleur point : une masure assez basse au toit partiellement détruit, d’où elle pouvait contempler sans mal la Voie magique en même temps que les passages parallèles. En quelques bonds argentés, rendus plus difficiles par l’encombrante robe désormais lestée de plusieurs croûtes de sang noire, elle s’y jucha et, tandis que les lueurs pâles du soleil se vivifiaient enfin, attendit patiemment la venue des adorateurs de l’Etoile.
Ils furent bientôt là, foule compacte et extatique dont les pieds innombrables s’essuyaient sur la chair encore vivante des fuyards maladroits sans jamais hésiter. Ellébore ne comprenait pas ce qui pouvait pousser ces femmes et ces hommes, dont les semblables avaient déjà sombré dans l’au-delà par milliers, à reprendre les armes, à repartir assaillir la Lumière de cendres et ses remparts quasiment inexpugnables. Ils semblaient avoir oublié leur lamentable déconvenue – les mots étaient faibles – de l’aube et même les cadavres inertes de leurs camarades ne les ébranlait pas.
Elle le comprit ensuite – ou, si elle ne le comprit pas, du moins en conçut-elle l’explication probable. Les premiers rangs avaient déjà disparu au nord lorsque l’origine de cette immonde ferveur se montra à son tour. Elle plissa les yeux, intriguée par l’homme qu’elle voyait marcher environné de la foule, car elle avait bien du mal à reconnaître dans cette silhouette boiteuse et efflanquée l’Etoile resplendissante qu’on lui avait décrite ou, plus pragmatiquement, le sire L’Gellaus qu’elle avait pu rencontrer lors du banquet organisé par l’ancien Roi. Il titubait péniblement sans que nul fidèle ne vînt le soutenir – il était supposé être leur prophète, après tout, voire un dieu et, en tant que tel, lui proposer une aide confinerait au blasphème. Elle ne put empêcher un sourire moqueur d’étirer son visage, mais la moquerie se teinta bien vite de commisération. De toute évidence, le noble déchu était captif de la masse de ses propres fidèles et il se serait bien passé de cette glorification funeste. Malgré cela, malgré ses blessures, il persistait à avancer, et cette détermination lasse inspira à Ellébore le plus profond respect.
Finalement, lorsque la silhouette étique passa sous ses yeux, enchaînée par la foi qu’elle-même avait déclenchée, et alors que ni le charnier démesuré à l’extérieur de la Lumière de cendres, ni les corps broyés sous les talons de leurs pairs alors qu’ils respiraient encore n’avaient su la toucher, Ellébore détourna les yeux tant le spectacle lui était insupportable.
Ce fut ainsi qu’elle repéra, en bas de son perchoir, dans une toute petite place aux pavés déboîtés, l’assassin encapuchonné dont elle se languissait. La tête levée, bien que son visage demeurât dans l’ombre, elle sut qu’il lui rendait son regard et, à sa posture, qu’il s’apprêtait à prendre la fuite. Etonnant. Il la connaissait bien, pourtant.
Alors pourquoi ne se résignait-il pas ?
* * *
Au moment où Fadamar daguait le corps silencieux de l’Etoile, il savait déjà pertinemment qu’il ne s’agissait que d’une illusion, et pas particulièrement bien modelée. Toutefois, un bref coup d’œil sur le champ de bataille l’avait informé du déroulement désastreux des opérations pour sa commanditaire et, toute immatérielle qu’elle fût, cette image tranquille qui se délitait dans l’air poisseux était à même d’inverser le rapport de forces. Comme il s’y attendait, après qu’il eut attiré l’attention de tous en hurlant, la chute de l’Etoile eut pour conséquence immédiate un effroi soudain et général parmi les hères, naturellement suivi par une fuite éperdue en direction du quartier sud. Fadamar avait atteint les lieux le premier et s’était empressé de s’engouffrer dans une bâtisse à plusieurs étages afin d’éviter les vagues paniquées d’indigents qui, bientôt, déferlèrent violemment en n’abandonnant sur leur passage que des flaques d’écume sanglante.
La succession de rouleaux hurlants lui parut interminable. Le doute n’était plus permis : la quasi-totalité des habitants du quartier avaient pris les armes sous le commandement de l’Etoile, ce qui expliquait les secousses répétées lorsque des groupes touffus passaient en courant dans la Voie magique. Le sol tremblait peut-être même plus qu’au nord-ouest et au nord-est où se succédaient encore, bien que plus espacées, les explosions des fioles préparées par les alchimistes des quartiers pauvres – une alchimie rudimentaire, à des lieues de celle que s’apprêtait à pratiquer Cytise.
Cette pensée le rappela à des préoccupations entêtantes. Puisqu’Halvor L’Gellaus se montrait introuvable, il était inutile de perdre son temps à sillonner le Palace des pauvres. Dès que les derniers fuyards eurent dépassé son abri provisoire, Fadamar émergea prudemment. Sur sa gauche, du côté de la Lumière de cendres, une immense colonne de fumée s’étirait déjà langoureusement. La Scarifiée n’avait pas perdu de temps.
Ce ne furent cependant pas les flammes qui attirèrent l’attention de l’assassin, mais bien les lamentations des hères piétinés par leur semblable qui s’élevaient partout, litanies monotones qui se mirent à l’obséder. Comme dans un rêve antique, sa main se porta à son cou pour saisir la pièce qui ne s’y trouvait plus. Il serra le poing de dépit. Décidément, les vieux réflexes subsistaient malgré ses belles affirmations. Il aurait même été prêt à lancer cette pièce une fois pour chaque misérable qui jonchait le sol afin de déterminer s’il soulagerait leur agonie ou non – une perte de temps invraisemblable. Heureusement, elle était entre de bonnes mains, bien meilleures que les siennes.
Puisque sa mission se révélait momentanément interrompue par la force des choses, il décida de regagner le sanctuaire de l’alchimiste. Il se mit donc en route furtivement, prêt à esquiver les ennuis et à repérer d’éventuels hères reconvertis en voleurs. Plusieurs d’entre eux, dans une venelle particulièrement étriquée pour le Palace des pauvres, manifestèrent bien des velléités de s’en prendre à lui, mais un bref aperçu de ces yeux automnaux les rebuta plus sûrement que la présence d’un Garde sombre – pour avoir échappé au massacre, ils ne comptaient pas gaspiller le printemps de leur vie.
Alors que Fadamar effectuait un détour pour éviter une barricade infranchissable, ses oreilles captèrent une succession de notes assez peu mélodieuses en provenance du sud. Il s’arrêta net, le temps de se remémorer les divers cantiques égrenés par les fidèles de l’Etoile et leurs airs monotones. Sans que cela le surprenne outre mesure, la correspondance se fit immédiatement et, une fois sûr de ce fait, dans un dépit mêlé d’exaspération, il bifurqua vers le sud et se rapprocha de la clameur.
Il parcourut lestement des entrelacs de rues relativement larges où s’étaient réfugiés un certain nombre d’habitants ébranlés par le massacre perpétré à peine plus tôt. Là, il assista à un événement impensable : les mêmes gens qui frissonnaient de peur et tremblaient de dégoût à la vue de leurs camarades réduits en charpie parurent hésiter, se calmer peu à peu, lever la tête vers l’assassin sans cependant le voir. Dans des gestes d’abord saccadés, puis de plus en plus fluides, ils se levèrent un à un et se coulèrent en une file froufroutante dans le réseau des ruelles du Palace des pauvres en direction de la Voie magique. Quelques centaines de mètres plus tard, ils se mettaient à chanter à leur tour, joignant leurs voix à celles du chœur qui approchait perceptiblement.
Fadamar, stupéfait, mit de longues secondes à réagir. La foi pouvait soulever des montagnes, disait le proverbe. S’il en doutait encore, il était désormais convaincu qu’à tout le moins elle pouvait soulever des peuples. Encore sous le choc de ce revirement dénué de sens, il suivit par des sentiers parallèles la progression de ces files de fidèles qui, comme il s’en rendit compte peu après, affluaient de tout le Palace des pauvres. A tel point que lorsqu’il se retrouva au bord de la Voie magique, il faillit être pris dans la nasse des nouveaux arrivants et dut traverser la large avenue en quelques foulées agiles pour esquiver l’avant-garde braillarde du cortège dont il avait déjà fait l’exécrable expérience.
Une fois de l’autre côté, il se retrouva par hasard devant l’échoppe de Soran, ce forgeron dont il appréciait particulièrement le travail et qui, des semaines plus tôt, avait succombé aux énergies rouges. De sombres rumeurs couraient à propos de cette boutique qui évoquaient des messes noires célébrées par des nécromanciens hideusement scarifiés ou des réunions de sorcières au chant aussi séduisant que pervers, et peu d’habitants osaient franchir son seuil. Fadamar, conscient qu’il ne s’agissait que de boniments, n’hésita pas un instant. Il se précipita à l’intérieur, gravit quatre à quatre les marches de l’escalier et se tapit derrière la fenêtre donnant sur la Voie magique. Il ne voyait pas grand-chose, dans la semi-obscurité et à travers le verre crasseux, mais cela lui suffit à repérer la silhouette isolée au milieu de la foule, à la démarche pénible. L’Etoile ?
Désireux de s’en assurer, il brisa d’un coup de pommeau la vitre après avoir vainement tenté d’ouvrir la fenêtre. Comme il s’y attendait, dans le vacarme sourd, nul ne se rendit compte de sa présence. Cette fois-ci, il acquit la certitude que l’individu esseulé était Halvor L’Gellaus. Une proie dans un bien piètre état.
Il eût été possible à Fadamar de projeter habilement sa lame en espérant occire le noble sur le coup et remplir ainsi proprement son contrat, mais d’une part le résultat n’était pas garanti, et d’autre part il ne comptait pas égarer la dague que lui avait offerte Therk Poingtonnerre au crépuscule de sa vie. Aujourd’hui moins que jamais.
Réduit à l’impuissance, il se glissa discrètement hors de l’échoppe en ruine pour emprunter ensuite les rues parallèles à la Voie magique à la recherche d’une occasion d’accomplir son forfait. De temps à autre, il devait se plaquer contre un mur ou se jeter dans une flaque d’ombre afin de ne pas se faire prendre dans un des groupes qui ne cessaient de converger vers l’Etoile, mais, au fur et à mesure qu’il longeait la Voie principale vers le nord en côtoyant l’inexorable procession, il en rencontra de moins en moins. Dans leur prime fuite, les hères s’étaient enfoncés le plus profondément possible dans le Palace des pauvres de telle sorte qu’au bout d’un moment, Fadamar ne parcourut plus que des rues mortes.
Jusqu’à cet instant précis où, au moment de pénétrer dans une place insignifiante, son instinct l’avertit d’une présence hostile. Il en balaya les recoins du regard, puis les fenêtres, et enfin les ruelles qui en partaient, sans apercevoir quiconque. Alors, dague au poing, il s’aventura dans la place et dans l’expectative, prêt à parer un coup venu de nulle part ou à prendre la fuite si nécessaire, dans l’une des multiples échappatoires qu’il avait déjà repérées en bon professionnel. Soudain, une aura familière vint l’envelopper de dangereuses caresses. Ses yeux se portèrent vivement sur la silhouette brillant de mille feux, juchée sur le morceau de toiture encore en état de supporter sa frêle masse, qui braquait en même temps sur lui un regard polaire. Son sang ne fit qu’un tour. Il n’était pas de taille.
Mais il n’eut pas le temps de fuir.
En un bond, elle fut devant lui, à quelques mètres seulement. Une mince traînée argentée s’estompait déjà sous ses pieds. Elle n’en étincelait pas moins dans cette robe aux reflets envoûtants. Fadamar dut mobiliser toute sa volonté pour relever la tête, mais ce ne fut que pour être hypnotisé une deuxième fois par la cicatrice clairement apparente à la base du cou de son ancienne apprentie – dix ans plus tôt. L’atmosphère se refroidit d’un coup.
« Fadamar.
Il n’avait pas entendu cette voix grêle depuis une décennie. Son masque se fissura, laissant place à des émotions contradictoires. Il tenta de saisir la pièce qui devait se trouver autour de son cou, celle-là même qui l’avait trompé lors de l’ultime mission en commun, mais il parvint à réprimer son geste avant que sa main n’atteigne son cou.
A ce spectacle muet, Ellébore étrécit les yeux. Comme elle s’y attendait, quelque chose avait profondément changé chez son ancien maître. Dans une vague de souvenirs, elle vit affluer des centaines d’images dont chacune représentait l’assassin en train de lancer sa pièce tout en posant sur sa future victime éventuelle un regard d’une neutralité extrême. Or, là, c’était tout le contraire. Elle leva brusquement sa main gauche, une lame siffla. Le capuchon de Fadamar, tranché à moitié, révéla un cou où perlait déjà le sang – un cou libre.
« Qu’est-elle devenue ?
L’assassin la fixa avec une intensité qui, des années plus tôt, la mettait invariablement mal à l’aise. A présent, cela la laissait de marbre. En revanche, encore une fois, ce regard n’était plus le même. Elle n’y lisait plus son impassibilité coutumière, mais une détermination bien peu adaptée à un homme ayant abjuré son libre-arbitre.
- Ellébore.
Une voix ferme. Il arborait désormais des traits sereins, alors qu’il devait se douter que sa vie ne tenait plus qu’à un fil.
« Je ne pensais pas te revoir un jour.
- Tu n’as rien fait pour.
Puis, tout à coup excédée, Ellébore se mit à arpenter furieusement la place, comme plongée dans de pénibles réflexions. Fadamar suivit ses pas sans lâcher des yeux les trois dagues affûtées qu’elle faisait danser dans ses doigts sans s’en rendre compte. Il se taisait, conscient que ses paroles ne pouvaient qu’aggraver la posture déjà fâcheuse dans laquelle il se trouvait. Finalement, elle cessa de marcher et, l’air dangereusement paisible, elle le questionna.
« Dis-moi pourquoi. Pourquoi tu m’as abandonnée.
- Pour…
- Et ne tente même pas d’esquiver la question. « Pour ton bien » n’est pas une réponse satisfaisante.
Rares étaient les personnes qui coupaient la parole à Fadamar, rares aussi celles qui parvenaient à lire dans ses pensées, rares encore celles qui survivaient en cumulant ces deux capacités. Ellébore en était. Son visage s’assombrit mais ses yeux, eux, se perdirent dans un automne ancien. Ce fut sur un ton lointain qu’il répondit enfin.
- Tu dois l’avoir deviné, pourtant. Cette ultime mission ensemble… Le contrat sur l’illusionniste. Tu étais sur le point de mourir, cette fois-ci, et je regardais sans intervenir. Alors…
- Tu as lancé la pièce, oui. Comme d’habitude. Et alors ? Je connaissais bien cette manie lorsque je te côtoyais, et je ne crois pas m’en être jamais plainte.
- Tu as manqué l’essentiel, Ellébore, la véritable raison de mon départ. Sais-tu quelle face m’a montrée la pièce ?
Ellébore hésita un instant, et ce fut d’une voix pleine d’un espoir inattendu, aux allures de prise de conscience, qu’elle parla.
- Elle t’a indiqué de rester en retrait ?
Ce fut au tour de Fadamar d’hésiter, mais pas parce qu’il ignorait la réponse. Il chercha ses mots pendant quelques secondes interminables au goût d’Ellébore, avant de la détromper.
- Non. Si. Elle a menti.
Cette fois-ci, l’agacement rejaillit pleinement.
- Cela n’a pas de sens et tu le sais. Le propre du hasard est justement qu’il ne ment jamais. En tout cas, c’est la raison pour laquelle tu lui avais abandonné ton destin. Tu me l’as suffisamment répété. As-tu à ce point changé pour renier tes propres convictions ?
- Tu ne sais rien. D’abord, la pièce exigeait que je vienne te secourir.
- Mais…
Ce fut au tour de Fadamar de couper son ancienne amante.
- Puis il y a eu une bourrasque d’énergies et j’ai perdu la pièce du regard. Quand j’ai reposé les yeux dessus, la face n’était plus la même. Elle m’imposait la fuite ! Et j’ai suivi cet ordre, plus ou moins.
Il se tut. Ellébore se remit à marcher en cercle, imitée par Fadamar. Elle se mordillait les lèvres sans cesser de crisper ses mains sur la garde de ses dagues. Ce fut toujours en mouvement et sans le regarder qu’elle reprit.
- Je ne vois pas ce que cela change. C’était ton comportement habituel. Où est la différence ?
- Tu ne comprends pas, Ellébore. La pièce a menti. Cette face qui me fut révélée en second lieu, elle n’était qu’un nouveau leurre de l’illusionniste.
Ellébore s’arrêta net. Plusieurs émotions voilèrent successivement son visage, avant que le mépris ne s’y attarde plus longuement. Bientôt remplacé par une nostalgie rêveuse.
- Ne me dis pas que c’est par fierté que tu t’es enfui. Parce que tu avais honte de t’être laissé berner ainsi. Non, cela ne te ressemble pas. Mais alors…
Ses yeux s’écarquillèrent comme la compréhension lui parvenait enfin.
« En fait, tu avais éventé cette ruse grossière, mais as quand même choisi de tomber dedans parce que… parce que tu avais peur de mourir ! Et tu n’as pas supporté ensuite de contempler cette cicatrice à cause de tes remords. Est-ce bien cela, Fadamar ?
Ellébore n’attendait pas de réponse et l’assassin ne se donna pas la peine d’acquiescer. Ce faisant, il se ménageait en même temps une éventuelle porte de sortie, une explication qui siérait mieux à son interlocutrice. Il n’éprouva pas la moindre honte à calculer ainsi en dialoguant avec une femme qui l’avait aimé : il s’agissait de survivre, rien de plus ni de moins. Les grêlons churent de nouveau dans l’air lourd.
« Est-ce tout ?
- Tout dépend de ce que tu attends.
- Cesse tes circonvolutions. Est-ce tout ?
Elle s’énervait encore, en proie à une nervosité grandissante. Depuis le début de leur conversation, elle n’avait jamais semblé véritablement sereine – tout au plus avait-elle pu le simuler, parfois. Peut-être une faille dont il pourrait tirer profit, même s’il ne voyait pas comment pour l’instant.
- Je crois.
Il entendit le sifflement de l’air avant de voir la dague, et seul un réflexe exceptionnel lui permit de l’esquiver. Elle alla heurter un mur dans son dos et chuta dans un tintement. Il brandit sa propre arme, prêt à subir une nouvelle attaque, mais Ellébore semblait en avoir fini. Elle le toisait d’un œil plus glacial que jamais.
- Non, Fadamar. Tu n’as pas autant changé que tu veux me le faire croire. Tu n’as jamais cru ; tu as toujours su. Parle, dis-moi tout ce que tu as, tous ces souvenirs que je veux t’entendre exhumer, pour ensuite les dissiper dans le vent. « Mon âme est déjà prise », avais-tu écrit. Oh, ne te montre pas surpris que je me souvienne du moindre de tes mots. J’ai eu le temps de ressasser tout cela, ces derniers jours. Alors, cette fameuse âme, où est-elle ? Car elle n’est pas là où elle le devrait.
Ce faisant, elle porta la main à son propre cou et y dessina une chaîne imaginaire. Une nouvelle fois, les yeux de Fadamar s’arrêtèrent sur cette cicatrice qui l’obsédait tant. Il parvint à s’en détacher pour détailler le corps relativement dévoilé d’Ellébore, les parcelles de cette peau qui, autrefois, frémissait sous ses doigts. Nulle part il n’y trouva d’autres accrocs, d’autres marques apparentes. Non, la seule cicatrice était celle de son cou et elle avait manqué lui être fatale. Il secoua la tête pour briser le charme malsain de cette blessure, se redressa enfin pour satisfaire la curiosité d’Ellébore.
- Où se trouve mon âme ? Cela est évident, pourtant. Où se trouve la tienne ? Avec ton cœur.
- Intéressant. Voyons cela.
Une troisième lame fusa dans sa direction, bien trop vive pour être évitée. D’un mouvement de poignet, Fadamar tenta de la parer mais, dans la semi-obscurité et le faible intervalle de temps qu’il eut à sa disposition, il ne parvint qu’à la dévier. Elle alla se ficher dans son épaule gauche, sans se laisser arrêter par l’épais manteau. Il grimaça de douleur – mais le petit rire d’Ellébore, si pur, si enfantin, le vrilla plus cruellement encore. Les lèvres minces de la femme s’étirèrent en un sourire moqueur.
« Eh bien, Fadamar ? J’ai l’impression que tu ne tiens pas à vérifier ta propre théorie. Qu’en penserait la jeune Cytise, cette alchimiste si passionnée par ses recherches et ses expériences ?
Les dents serrées, il réussit enfin à ôter la dague de sa peau et la laissa tomber par terre. Cela fait, il poignarda Ellébore du regard, ses yeux gorgés de nuées orageuses. Son ton recelait une menace aussi explicite qu’inconsciente lorsqu’il répondit.
- Laisse Cytise en dehors de cela. C’est notre histoire, pas la sienne.
A peine eut-il prononcé ces mots qu’Ellébore fut sur lui. Là où elle se tenait une demi-seconde plus tôt flottaient simplement quelques bandeaux argentés. Il n’eut pas le temps d’esquisser le moindre geste – mais elle se contenta de l’étreindre, ses bras meurtriers dans son dos, son nez cassé contre son torse, et sa bouche ne s’ouvrit qu’à peine pour chuchoter.
- Pourquoi, Fadamar ? Pourquoi n’as-tu jamais réagi ainsi pour moi ? Pourquoi m’as-tu abandonnée sans combattre ? »
Et, tandis qu’il demeurait figé, les bras ballants, il sentit le corps de la petite femme s’agiter de convulsions et l’entendit sangloter doucement, ses mains crispées sur le manteau de l’assassin. Il avait une conscience aiguë de la dague qui menaçait son dos, mais la vue d’une Ellébore aussi fragile fit affluer en lui une émotion oubliée, depuis longtemps reléguée dans sa mémoire. A son tour, il l’enlaça doucement, les yeux dans le vague, perdu dans un nouveau souvenir. La véritable raison de son abandon.
Ce jour décisif où s’était manifesté le don d’Ellébore pour la manipulation des énergies argentées, un ressort s’était définitivement cassé en lui. Bien sûr, il se maudissait pour cette peur de la mort qui l’avait soudainement perclus, cette mort qu’il dispensait pourtant sans sourciller à ses nombreuses cibles. Bien sûr, les remords et la honte l’envahissaient à chaque fois que ses yeux tombaient sur la cicatrice. Mais il aurait pu les surmonter. Leur source tenait dans un événement ponctuel.
Ce jour-là, il s’était rendu compte qu’Ellébore le surpassait et qu’elle n’aurait probablement plus besoin de son aide. Non seulement il avait failli à la protéger en choisissant la retraite, mais surtout il n’était même plus capable de le faire. Un assassin de sa trempe, en être réduit au rang de fardeau, de poids à traîner ? Voilà qui était tout à fait insupportable, invivable même.
Fierté mal placée ou misogynie… Il l’avait toujours su, sans pour autant s’en accommoder. Plaisante sensation que celle d’être indispensable à quelqu’une, plaisante obligation que celle de devoir la protéger jour et nuit – déplaisante sensation que celle de se révéler superflu. Déplaisante et effrayante. Fierté mal placée, misogynie… ou amour ?
Egoïsme.
Et tous ces sentiments exécrables, cet individu infect qu’il avait été pendant toutes ces années, Ellébore les symbolisait à présent. La petite femme qui pleurait silencieusement entre ses bras lui rappelait ces souvenirs qu’il lui fallait oublier pour poursuivre sa route et, soudain, il la haït. Que venait-elle le troubler maintenant ? Cette histoire datait de plus de dix ans. Après leur séparation, Ellébore était devenue une légende, une figure impitoyable chantée par les ménestrels. Quant à lui, il avait vécu une vie solitaire, puis retrouvé les mercenaires et rencontré Cytise, et eux quatre avaient parcouru en quelques semaines un nouveau morceau de vie. Pourquoi ressasser le passé ? Cela n’avait plus de sens.
Dans le dos d’Ellébore, sa main serra plus fortement le manche de sa dague et, le plus délicatement possible, il orienta la lame vers la nuque. Elle ne sembla pas s’en rendre compte, le visage toujours enfoui sans son manteau, et ne fit pas mine de bouger, mais Fadamar sentit son corps frêle se raidir. Conscient de la vanité de sa tentative, il abaissa malgré tout son bras. Ellébore glissa comme une anguille et il évita de justesse de se poignarder lui-même. Lorsqu’il releva la tête, elle se trouvait de l’autre côté de la place, les yeux parfaitement secs – ces yeux bleus-blancs dans lesquels il aimait tant se mirer, autrefois.
Ellébore n’avait jamais cru que cette rencontre ranimerait les sentiments – quels qu’ils fussent – qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre auparavant. Elle ne l’avait jamais espéré. Ces larmes représentaient autant de souvenirs dont elle se soulageait enfin, autant de lest dont elle se débarrassait. Elle les rendait à celui qui avait tenté de masquer sa lâcheté derrière tant de faux-semblants, tant de miroirs – à commencer par les yeux d’Ellébore.
Ce coup vicieux ne la surprit pas. Elle s’y attendait. Elle soupçonnait même Fadamar d’avoir anticipé son échec, mais il avait trop peu d’ouvertures pour laisser passer les rares occasions qu’elle semblait lui offrir. L’un comme l’autre dissimulaient leurs réelles pensées et tentaient de manœuvrer leur adversaire – leur ennemi, à présent. Elle s’était doutée que cela finirait ainsi.
Sa robe se mit à osciller tandis qu’elle appelait les énergies sous ses pieds légers. Comme elle le prévoyait, Fadamar n’attendit pas qu’elles prennent de l’ampleur et, malgré son épaule touchée, se rua à sa rencontre. Sa dague ne mordit que le vent argenté, et il para de justesse la contre-attaque d’Ellébore. Les deux lames courtes se heurtèrent dans une étincelle, laquelle ricocha sur la topaze du pommeau pour aller illuminer un morceau de maçonnerie quelconque. Les rubans commencèrent à tourbillonner violemment, à hurler en pénétrant dans les fentes étroites des fenêtres de la place. Ellébore se téléportait de recoin en recoin, jaillissait de nulle part pour disparaître dans une rafale. L’assassin en était réduit à contrer ses assauts et il ne devait sa survie qu’à la volonté de la femme de ne pas user de son style de combat habituel. Finalement, Ellébore s’immobilisa, planant à quelques centimètres du sol sur son tapis d’énergies, et ce fut le souffle un brin court, mais pleine de curiosité, qu’elle interrogea l’assassin.
« Pourquoi luttes-tu, Fadamar ? Tu le sais bien, que tu n’as aucune chance. Résigne-toi. C’est ce que t’aurait dit le hasard.
Lui paraissait épuisé. Son visage se faisait de plus en plus livide comme il se vidait peu à peu de son sang, mais une inébranlable volonté transparaissait dans ses yeux et sa posture. Bien qu’il ne pût réprimer une grimace, il trouva la force de railler.
- Quelqu’un m’a dit récemment que l’aléa joue toujours en faveur du plus faible. Te sens-tu menacée au point de désirer jouer ce duel sur un lancer de pièce ?
Malgré elle, Ellébore sentit son visage se détendre sous l’effet de la nostalgie. Elle retrouvait là cet homme aux piques subtiles – quand il daignait faire montre d’un sentiment autre que la froide indifférence – qu’elle appréciait tant. Hélas, tant qu’il vivrait, elle ne pourrait se délester de tous les souvenirs qui l’entravaient aujourd’hui. A regret, elle s’apprêta à reprendre sa danse mortelle, mais une question l’arrêta net.
« Dis-moi, Ellébore, ces gemmes dont tu t’es parée… Pour qui les portes-tu ?
La grêle fusa.
- Toi qui ne sais plus, contente-toi donc de croire.
Elle repartit dans ses pas lestes, toujours moins perceptibles, et sa silhouette devint floue. Lorsqu’elle croisait l’assassin, celui-ci ne voyait pas une, mais trois ou quatre lames fondre en même temps sur lui, et deviner laquelle était la bonne relevait du hasard. Ellébore le vit sourire, dévoilant cette ironie mordante dont elle s’était autrefois entichée, et ses propres traits exprimèrent une complicité oubliée.
Les deux assassins livraient leur ultime ballet. Aux déplacements surnaturels de l’une répliquaient les esquives inconcevables de l’autre, aux rugissements de l’argent les éclats du topaze à tel point que l’on aurait pu croire l’Invocation réapparue dans cette place en quête d’une histoire. Mais il ne s’agissait que de deux anciens amants qui relâchaient leurs sentiments sous la forme de feintes inédites et de parades instinctives, d’arabesques gracieuses et de passes sèches. Ellébore valsait autour de Fadamar en l’assaillant de toutes parts – une seule personne pour l’encercler. Douleur et fatigue avaient peu à peu raison de l’énergie de l’assassin, que seul soutenait encore un espoir fou. Il était clair que c’en serait bientôt fini.
Ellébore bondit sur le côté et, accroupie, lança son bras sous la garde de son ennemi. Il esquissa un entrechat, la lame le manqua d’un cheveu. Déjà, elle revenait de face. Il se fendit au lieu de chercher à l’éviter, ne fendit que l’air – et se jeta en avant. Ellébore ne fit qu’effleurer son dos. Elle voulut filer encore sur un bandeau argenté et trébucha sur sa robe.
Le temps parut se figer. Comme dans un rêve, alors qu’elle tombait à une lenteur exaspérante, Ellébore vit l’assassin bondir sur ses pieds, se retourner, dérouler son bras droit en direction de son cœur… La dague s’approcha à une vitesse irréelle, se rapprocha encore, encore… Elle tira sur les énergies argentées, tira dessus pour l’éviter, mais elle réagissait lentement, si lentement… La lame s’abattit.
Sans trop savoir pourquoi, elle ne ressentit pas sa morsure. Saisissant cette chance au passage, alors qu’elle était toujours en train de chuter, elle brandit à son tour son arme et l’enfonça d’un coup sec dans la nuque exposée de l’assassin. Du sang souilla le tissu précieux.
Et puis, le temps reprit son cours normal. Ellébore fut projetée en arrière et tomba rudement sur le dos, bientôt écrasée par la masse de son adversaire. Bien que sonnée, le son clair de l’acier sur les pavés lui fit réaliser la raison de sa survie inattendue : la lame était passée entre sa poitrine et son bras, dans cette fente si étroite que c’en était miraculeux. Le hasard semblait avoir fini par trahir Fadamar, comme pour châtier l’assassin de lui avoir tourné le dos. Ce dos ou plutôt cette nuque dans laquelle Ellébore avait à son tour planté son arme. Sans s’en rendre compte, elle lâcha quelques mots dans un soupir qui trahissait un infini soulagement.
« Du métal à la chair, enfin…
Comme si ces quelques mots avaient ranimé son amant d’antan, elle sentit une main serrer la soie ensanglantée et contre son oreille un souffle à l’agonie. Encore étourdie, elle ne comprit d’abord pas les paroles qu’il exhalait, et quand elle en perça finalement le sens, le filet de voix s’était définitivement tari.
- Cette robe… La portais-tu pour moi ? »
Lui répondre était désormais superflu. Elle repoussa péniblement le corps inerte de l’assassin et, après lui avoir fermé les yeux en guise de remerciement, se releva, les jambes douloureuses. La fatigue des jours et nuits précédents revenait sournoisement l’engourdir et les chants qui s’élevaient encore et qu’elle avait complètement occultés pendant toute la confrontation écorchaient à nouveau ses oreilles de leur disharmonie.
Pourtant, elle se sentait plus légère que jamais, délestée de ce passé pesant qu’elle n’avait jamais su oublier. Peut-être était-ce sa propre faiblesse qui l’avait poussée à occire l’assassin en tant qu’ultime issue. Peut-être. Mais le résultat était le même. Ses cuisses lui semblèrent plus souples qu’elles ne l’avaient jamais été lorsqu’elle se balança de nouveau en une danse solitaire et s’éleva sur un escalier de magie argentée.
Alors qu’elle prenait de la hauteur, Ellébore regarda le corps solitaire s’amenuiser petit à petit pour finalement disparaître dans l’anonymat de la capitale. Au moment d’entamer son vol en direction du quartier nord, elle ne put s’empêcher de répondre en pensée à son ultime interrogation.
Non.
Ce n’était pas pour lui qu’elle s’était vêtue ainsi.