Vote utilisateur: 4 / 5

Etoiles activesEtoiles activesEtoiles activesEtoiles activesEtoiles inactives
 

La cloche a sonné la fin de la journée de travail. Nous avons consommé notre repas au réfectoire. Nous nous sommes éparpillés dans la cour de la fabrique. Nous avons tous repris le chemin de notre habitation, au moment où la nuit venait confirmer la défaite du soleil. Je vais refermer ma porte pour ne l'ouvrir qu'au son de la cloche, demain matin. Il y a encore les pas des autres ouvriers qui font craquer les graviers de la grande perspective d'habitations ; encore quelques pas de ceux qui ont mis trop de temps à manger. Et puis finalement, les pas s'arrêtent. J'entends encore quelques marches qui s'abiment, quelques clés dans les serrures, quelques gonds qui grincent. Puis, plus rien.

Quand tout le monde est rentré dans son habitation, après le repas, c'est toujours un grand silence dans toute l'usine et même si je tends un peu plus l'oreille, je n'entends toujours rien, pas un seul bruit. Je regarde par la fenêtre l'allée vide et c'est comme si je voyais le silence, en plus de l'entendre. J'aime bien le silence parce que d'un seul coup, c'est toute ma tête qui se vide et qui peut se remplir à nouveau de pensées. Parfois je pense aux parents, et je relis les lettres. Parfois, je pense à monsieur Andropov qui nous a encore félicité aujourd'hui. Parfois, je n'arrive pas à penser à quelque chose de précis et c'est comme s'il y avait trop de choses en même temps dans ma tête, et que je devais la désencombrer. Pour cela, monsieur Andropov offre à tous les ouvriers un petit jeu de construction en bois fait d'une dizaine de planches miniatures à tenons et mortaises. On peut construire toute sorte de structures, même si beaucoup n'ont aucun sens. Au début, à mon arrivée à l'usine, j'ai passé du temps à découvrir les nombreuses possibilités du jeu de construction. Mais tout cela m'a lassé. Je n'y reviens que lorsque j'ai besoin de me désencombrer la tête. Aujourd'hui, par exemple, j'ai besoin de me désencombrer la tête. Je ne saurais pas bien dire pourquoi. Je n'arrive pas à formuler vraiment en pensée ce qui me préoccupe. C'est peut-être le nouveau travail du frère, dont j'essaie encore de saisir la logique. Peut-être autre chose. La planche A s'enclenche dans la planche B. Peut-être les discours de 457 qui deviennent de plus en plus agressifs et de plus en plus absurdes. Si l'on enclenche ensuite l'ensemble à la cheville E, puis à la planche D, ça ressemble à s'y méprendre à la visseuse sur laquelle je travaille. Il ne manque que les obus qui arrivent sur ma droite, qui ralentissent très légèrement, et qui me laissent un quart de seconde – pas moins, pas plus – pour enclencher le mécanisme de la visseuse.

Dehors, j'entends un cri. Je pense d'abord que j'ai rêvé, parce que ce n'est pas possible. Les ouvriers n'ont pas le droit de sortir de leur habitation une fois que la nuit est tombée. Et ils doivent attendre que, le lendemain, la cloche ait retenti pour pouvoir sortir à nouveau. Même : ce n'est pas seulement que les ouvriers n'ont pas le droit de sortir. C'est que je ne vois pas bien ce que je ferais si je sortais. Il y a l'allée, il y a la perspective, il y a l'horizon affamé... Et puis quoi ?

Mais enfin, j'ai bien entendu un cri, tout à l'heure. Et je dis bien un cri. Pas un craquement de graviers : je sais reconnaître les craquements de graviers. Un cri, cela signifie qu'il y a quelqu'un, c'est un signe d'humanité. Un ouvrier est sorti de son habitation, s'est trouvé dehors, a poussé un cri. Cela ne fait pas partie des choses qui se passent la nuit, pour la bonne raison que la nuit est le seul moment de la journée durant lequel il ne se passe rien. C'est pour ça que l'on dort la nuit : parce qu'il ne se passe rien.

Si c'était un cri, il y a plusieurs solutions.

Non.

Si c'était un cri, il n'y a qu'une seule solution. Je commence à comprendre ce qui me préoccupe. Les pensées se forment au fur et à mesure dans mon esprit. L'usine est en train de changer. Quelque chose se passe. Quelque chose. Or, la seule chose qui ait vraiment changée, c'est 457. Avant, il n'était pas aussi bruyant. Il ne criait pas autant. Il ne vociférait pas comme un singe dans son aquarium. Donc 457. C'est vrai que, maintenant que j'y repense, l'acharnement du contremaître sur 457 est très récent. Et cela ne fait pas si longtemps que j'ai envie de le frapper. Avant, je ne savais même pas qui était 457. Avant. Après tout, il travaille de l'autre côté de la chaîne de montage et habite très loin, près de l'horizon.

Ce qui a changé, c'est 457. D'habitude, il n'y a pas de cri dans la nuit. Donc, le cri dans la nuit est lié à 457. Le cri est un signe. Peut-être même est-ce 457 qui a crié. Je n'ai pas reconnu sa voix, mais le son venait de trop loin pour être vraiment reconnaissable.

Je me dis que cette fois, ça y est. 457 en a trop fait. Quand il se met à hurler et à mentir, je n'aime pas ça, mais il en a le droit. Ma force n'a donc aucune raison de venir équilibrer la balance. Par contre, quand il sort de son habitation la nuit et qu'il se met à crier, il n'en a pas le droit. Le contremaître n'est pas là – je ne sais pas où il est. Il n'y a personne pour rééquilibrer l'ordre qui a été rompu. Alors je me dis que, cette fois, ça y est. Je peux aller frapper 457 comme j'en ai envie depuis si longtemps. Il arrêtera de hurler pendant les pauses et de contaminer de sa folie les autres ouvriers. Une forme d'ordre reviendra lentement dans l'usine, et les choses qui auraient dû changer ne changeront pas. Nous continuerons à construire des obus. Et l'ordre du monde sera conservé.

Maintenant, je dois sortir. Une objection me vient d'un coup à l'esprit : je n'ai pas le droit de sortir, moi non plus. Je sens que ce raisonnement va être plus complexe que prévu ; plus complexe qu'enclencher le mécanisme de la visseuse. Pourtant, il faut que je le surmonte : c'est comme si un nouveau geste s'était imposé de lui-même, comme si un nouveau rôle m'avait été assigné sans papier officiel portant le timbre sec de l'administration de l'usine. Quand monsieur Andropov est venu nous féliciter ce matin, est-ce qu'il ne m'a pas félicité personnellement ? Pas personnellement, non. Mais est-ce qu'il n'a pas dit que « le travail des visseurs était parmi les tâches les plus essentielles parce qu'il déterminait, en bout de chaîne, la soudure nécessaire à la maturation finale du produit. » ? Ça veut dire que tout doit être en ordre chez les visseurs, sinon, l'ordre du monde en souffre. En me disant cela, monsieur Andropov a pu vouloir me faire passer un message. Tout va bien chez les visseurs. Assure-toi que tout va bien chez les visseurs. Etre investi d'une mission suppose que cette mission passe avant le reste. Avant le règlement ?

Pour l'instant, je vais simplement ouvrir ma porte, et regarder la nuit, et si je vois ou entends quelque chose qui confirme mes pensées, je me donnerais l'autorisation de sortir. Voilà.

La nuit est noire. Cela doit être évident. La nuit est noire et je n'y vois rien : mes yeux n'y sont pas encore habitués. Par contre, mes oreilles sont habituées au silence, si bien qu'elles percevraient les pas d'une souris dans les graviers. Dans la nuit, il n'y a rien qui bouge, et la perspective de blocs gris se devine à peine. Je ne savais pas que l'horizon disparaissait à ce point quand la nuit se faisait profonde. Je n'ai en tête que la nuit du petit matin, celle qui lutte contre le soleil et gagne toujours pour étouffer la lumière de la journée. Que peut-il y avoir dans cette nuit noire inconnue et dominatrice ?

Un bruit. Des pas sur les graviers qui ne sont pas ceux d'une souris. Ils sont plus marqués que ceux d'une souris, et plus lents aussi. Ils ne durent pas longtemps, mais ils sont nombreux. Trois, peut-être quatre hommes. Le bruit des bottes est le même que celui des sorties d'usine, mais en plus discret. 457 est allé chercher du renfort. Cela ne fait que confirmer l'évidence de mon acte. Rien ne s'oppose à ce que je franchisse le règlement. Eux l'ont bien franchi.

Je met une botte dans le noir ; dans le noir qui rampe au seuil de mon habitation et devient tout tordu, tout bossu, quand il passe au-dessus des marches. Le noir est froid, plus froid que je ne l'avais imaginé. Il m'oblige à regarder mes pieds et à les voir comme disparaître. Pourtant, je les sens encore. N'y a -t-il pas là une forme de magie ? J'évacue le mot de magie. Il n'est pas juste. Il n'est rien que la nuit qui vient se poser sur mes bottes. J'ai froid. Je ferme les boutons en os de mon manteau. J'avance dans le noir.

De nouveau les pas. Ils viennent de ma gauche. C'est-à-dire de la direction de l'horizon affamé. C'est-à-dire de la direction de l'habitation de 457. Un nouveau signe. En marchant, j'essaie de faire le moins de bruit possible, mais je n'y arrive pas. Les graviers sont trop secs, et le froid trop noir. Quand même, mes yeux deviennent de plus en plus habiles et ils arrivent à percer la nuit si profonde, et à distinguer quelques silhouettes encore immobiles. Ce sont les silhouettes des blocs d'habitation. Rien ne bouge quand je m'avance, et rien ne réagit. Il n'y a pas le rythme clos de la fabrique, l'odeur d'huile qui suinte, les claquements et les chuintements des visseuses. Il n'y a que le vide qui m'intimide, et parfois des lumières qui donnent l'impression que les habitations dansent. Mes bottes se posent sur les graviers. Mes yeux ne quittent plus l'horizon. J'avance. J'avance. J'avance.



Il y a un pantin d'ombres qui traverse l'allée, partant d'un côté, et s'arrêtant de l'autre. Il a des gestes doux et adroits que j'envie presque, moi qui ne connais que celui de la visseuse. Il a des gestes qui s'immobilisent, puis repartent et s'affolent, puis se calment. La peur devrait me venir, car ces gestes ne me disent rien. Aucun des ouvriers ne peut les imiter, parce que nos bras sont noueux à force d'appuyer sur les machines et n'accomplissent qu'un nombre trop limité de gestes. Je ne connais pas d'ouvrier qui sache danser avec ses bras comme le fait le pantin d'ombres. Mais je n'ai pas de peur.

Alors cela signifie que 457 a fait entrer dans l'usine quelqu'un qui n'y appartient pas. Je devrais me dépêcher de le chasser, car ce qui n'est pas à sa place ne peut que nuire et provoquer le pire des désordres. Mais, étrangement, ce n'est pas ce qui me vient à l'esprit. Je préfère continuer à avancer dans le noir silencieux et laisser le pantin se dépenser. Et l'observer. C'est ça, l'observer de près. Parce qu'il faut comprendre avant d'agir. Parce que mes yeux s'habituent. Parce que, comme si un secret caché m'était révélé, je suis intrigué. Et je deviens curieux.

L'ombre ne porte pas de bottes, ni de manteau avec des boutons d'os. L'ombre n'a pas de larges bras noueux et tordus. L'ombre est une femme. Comme la mère. Je me doutais qu'un jour, ce savoir que j'avais acquis durant mon enfance, pour apprendre à différencier le père de la mère, me resservirait un jour. Je pensais qu'il me resservirait face aux machines, mais ce n'était pas le cas. Il me sert aujourd'hui, dans le noir à part de l'ordre du monde. Mais l'ombre ne ressemble pas à la mère, donc ce n'est pas elle. Donc, ce qui différencie le père de la mère ne différencie pas seulement le père de la mère. Il différencie les hommes des femmes. L'ombre recule entre deux habitations. L'ombre m'a vu dans l'allée. L'ombre pousse un cri.

Je lui dis de ne pas avoir peur. Je lui explique ce que j'ai appris en quelques minutes : que la nuit, l'ordre du monde peut ne pas être respecté, et que ce n'est pas grave si elle se trouve là où elle ne devrait pas se trouver, car il suffit que tout soit rentré dans l'ordre quand le petit jour sera là, et que la cloche sonnera, et que j'irais travailler à l'usine. Je lui dis que j'ai bien vu qu'elle était une femme, et pas un ouvrier, parce qu'elle ressemble à la mère, et que si je sais que les ouvriers n'ont pas le droit de sortir de leur habitation la nuit, je ne sais pas du tout si les femmes ont le droit de sortir de leur habitation la nuit. Par conséquent, comme je ne connais pas le règlement, je ne peux rien lui faire de mal, et elle ne doit pas avoir peur.

Pourtant, c'est comme si elle avait peur. L'ombre se recule. L'ombre fait non de la tête.

« Je vous en prie, je vous en supplie... Ne me faites pas de mal... Je... Je veux juste savoir... »

Elle veut savoir comment on sort d'ici.

« Je veux juste savoir comme on sort d'ici. »

Elle me dit qu'elle veut savoir comme on sort d'ici. Je lui réponds que je ne sais pas.

« Où est la sortie ? Où sont les jardins de la famille Andropov ? »

Andropov ? Monsieur Andropov ? Pourquoi l'ombre me parle-t-elle de monsieur Andropov ? Comment l'ombre connaît-elle monsieur Andropov ?

« Vous ne savez pas où ils sont ? Je veux juste rentrer chez moi... »

Rentrer chez elle... Mon cerveau s'encombre. Je pensais être parvenu à gérer toutes les informations que j'avais reçues pour le moment mais ce n'est pas le cas. Il faut que je fasse le vide. Je pense à une mortaise et à un tenon. Si j'enclenche la planche A...

« Ce n'est pas grave... Je... Je vais partir... M'en aller... »

Non ! Il ne faut pas que l'ombre parte, sinon, je ne saurais jamais ce qu'elle fait là, ni d'où elle vient. Après tout, c'est elle qui a provoqué le bruit qui m'a fait sortir de mon habitation alors que je n'en ai pas le droit. Je lui dis que, si je ne sais pas où est la sortie, je veux bien l'aider à la trouver. Si cela remet les choses dans l'ordre, je dois le faire.

« Oui, c'est exactement cela, les choses rentreront dans l'ordre... Je ne devrais pas être ici. C'est une erreur, une malheureuse erreur. »

Je pense à la cheville D. Elle connaît monsieur Andropov... Elle veut rentrer chez elle... Les pièces s'insèrent les unes dans les autres... S'il n'est pas de l'usine, elle peut venir de chez monsieur Andropov.

« Est-ce que vous ne croyez pas que la sortie est par là ? »

Il faut que je lui pose ma question avant de répondre à la sienne. Je dois savoir si elle est la fille de monsieur Andropov. C'est la seule explication que j'ai trouvée, car la seule autre personne de l'entourage de monsieur Andropov que je connaisse est l'homme qui lui ouvre la portière de son véhicule.

« Oui ! Oui ! C'est cela. Je suis la fille de monsieur Andropov. Mon nom est Alexandra Andropov. »

La fille de monsieur Andropov ! Ma presque soeur ! Mes yeux, qui n'ont plus rien d'aveugles, distinguent les traits d'un visage ; des traits doux malgré la nuit, et un peu frémissants. Deux yeux (je ne sais pas de quel couleur). Des cheveux longs et très très pâles, aussi pâles ques les rayons de la lune qui règne sur le ciel. Deux bras maigres. Les habits qu'elle porte brillent autant que sa chevelure. Je lui demande pourquoi ses habits brillent.

« ... »

Elle me regarde étrangement, je ne sais pas trop comment ni pourquoi. Mais son regard n'est pas normal. Ce n'est pas un regard pour voir, plutôt une question, comme si elle m'avait posé une question.

« Comment vous appelez-vous ? »

Son regard a déjà changé, avant même que j'ai pu comprendre le premier. Je ne savais pas que l'on pouvait changer de regard aussi vite. Je lui dis que je suis le matricule 19.

« Non, ce n'est pas cela ! Je veux juste savoir votre nom, pas votre numéro !. »

Le nom est le mot que l'on utilise pour appeler quelqu'un. Je lui répète qu'on m'appelle matricule 19.

« Vous n'avez pas de nom et de prénom ? Comme moi, par exemple... Je m'appelle Alexandra Katia Andropov. Katia est le nom de ma mère qui est morte, mais mon prénom à moi est Alexandra. Mes amis m'appellent Sacha. »

Je suis triste pour sa mère qui est morte : je n'aimerais pas que la mère meurt. Je le lui dis.

« Merci. ... Vous êtes charmant, vous. Tout à l'heure, il y a des ouvriers qui m'ont fait si peur... Ils couraient... J'ai bien cru qu'ils me couraient après ! Mais vous, on voit que vous êtes gentil. Ça se voit dans vos yeux. »

Qu'est-ce qu'elle voit dans mes yeux ? Elle est très habile avec les yeux : avec les siens comme avec ceux des autres. J'aimerais bien savoir ce qu'il y a dans mes yeux. Je lui demande.

« Vos yeux sont doux et calmes... si calmes ! Ce sont de beaux grands yeux calmes. Ils sont plein de gentillesse. Moi, j'ai les yeux de mon père : ils bougent tout le temps ! Mais ça ne m'étonne pas que vous ayez les yeux aussi calmes : votre numéro matricule dit que vous êtes un être calme. Le 1 est le signe de la détermination. Le 9 est le signe de l'altruisme. C'est pour ça que vous êtes si gentil ! Et le 1 et le 9 ensemble font 10, ce qui signifie l'accomplissement : vous êtes fait pour accomplir de grandes choses. »

Je pensais que 19 était juste un numéro matricule pour m'appeler. Je ne savais pas qu'il avait un autre sens. Je ne savais pas pourquoi on l'avait donné spécialement à moi.

« Normalement, le calcul se fait avec le prénom. Comme vous n'avez pas de prénom mais un numéro à la place, c'est aussi bien : on peut connaître son destin simplement par les chiffres qui composent son prénom. Ils sont autant de signes que l'on peut interpréter, et... les chiffres se trompent rarement. Vous, par exemple, comme vous avez un 1 et 9, ça peut vouloir dire que vous êtes fait pour aller au bout des choses : 1 jusqu'à 9, vous voyez ? De 1 jusqu'à 9 ! C'est une sorte de complétude, un cycle qui est destiné à s'achever un jour. »

Elle parle aussi vite que les machines et aligne les chiffres. Je n'arrive pas à comprendre exactement ce qu'elle me dit : le matricule que l'on m'a donné a une sorte de sens qui dit ce que je dois faire ? Je pensais que seul le règlement nous disait quoi faire.

« Ne voulez-vous pas que l'on avance vers la sortie ? Il fait froid, et il fait noir... »

Je lui propose mon manteau aux boutons d'os.

« Merci. Vous êtes vraiment très gentil ! »

Elle se lève lorsqu'elle met mon manteau et j'essaie de suivre ses yeux, mais ils dansent de la lune à mon visage, puis s'arrêtent du côté de l'horizon. Elle marche dans cette direction. J'hésite d'abord un peu à la suivre, mais elle semble douée de grands pouvoirs, parce qu'elle sait lire les matricules, et qu'elle connaît le sens des numéros. Peut-être sait-elle encore beaucoup d'autres choses, alors je la laisse parler.

« J'ai voulu fuir de chez moi. Mon père est un être terrible, vous savez ! Il m'enferme dans ma chambre à double tour. Il m'interdit de sortir... J'ai été obligée de donner un peu d'argent à notre majordome et de faire le mur, mais je me suis trompée : je pensais arriver du côté de la route qui mène vers la cité, mais j'ai chuté au niveau de la fabrique. Il fait tellement noir... Je n'ai plus qu'à rentrer en espérant que mon père ne se rende compte de rien. Je suis une piètre fugueuse... »

Ce qu'elle dit n'a absolument aucun sens. Si son père est monsieur Andropov, alors ce n'est pas un être terrible. Elle ne doit pas connaître le contremaître pour parler comme ça. Et pourquoi parle-t-elle de sortir ? De sortir d'où ? Et quelle route ? Et quelle cité ? Il n'y a ni route ni cité, ici : juste l'usine et la fabrique. Deux solutions se présentent dans mon esprit : soit elle est complètement folle, soit son pouvoir est plus grand que ce que j'ai imaginé. La première solution me paraît la plus probable. Mais elle sait lire les chiffres. Et elle avance dans l'horizon comme si elle le dominait, alors que je me traîne un peu en arrière. Elle sait tellement de choses, mais elle ne saurait pas pour le danger de l'horizon ?

« Qu'est-ce qu'il y a ? Vous avez peur ? Ce n'est pas vous qui devriez avoir peur : c'est chez vous ici ! »

Elle fait une sorte de grimace avec sa bouche. Je la trouve tellement agréable à regarder que je n'arrive pas à m'empêcher de l'imiter.

« Vous avez un très joli sourire ! Mais vous n'êtes plus très bavard... C'est dommage, moi j'aime beaucoup le son de votre voix. Vous avez donné votre langue au chat ? »

De quoi parle-t-elle ? Il faut que je sois certain, à présent : il faut que je sache si elle est aussi folle que 457 ou si elle dit la vérité. On dirait qu'elle vit du côté de l'horizon qui a rendu fou 457. Cela ne ferait que confirmer ma théorie. Mais en même temps, ses habits brillent tellement... Je lui demande si elle est folle. Je lui demande de quoi elle me parle depuis tout à l'heure, de la cité, de la route... Je lui demande si elle sait ce qu'il y a derrière l'horizon.

Elle pousse une sorte de cri que je n'ai jamais entendu avant et se penche comme si elle allait tomber. J'essaie de la rattraper, parce que je ne veux pas qu'elle tombe sans m'avoir dit ce qu'elle sait, mais elle ne tombe pas et continue de pousser ses petits cris. Je me rends compte que moi aussi je peux pousser les mêmes petits cris qui font plisser les yeux et remuer les genoux.

« Mais non, je ne suis pas folle ! Vous voulez dire que vous ne savez pas ce qu'il y a derrière la grille de l'usine ? Vous ne savez pas qu'il y a une cité et une route qui y mène ? Vous n'êtes jamais sorti de l'usine ? Comme c'est mignon... »

Je lui dis que si, je sais qu'il y a une campagne, mais elle est dans un endroit très différent où l'on ne peut accéder qu'avec des lettres et du papier. Pour le reste, je ne sais pas.

« Je vais tout vous expliquer. Dans la direction où nous allons, il y a la grille de l'usine qui fait tout le tour de l'usine : du réfectoire, de la fabrique et de vos habitations. Derrière la grille de l'usine, il y a le logement de fonction de mon père, qui est un grand hôtel fait de briques et de ciment, avec deux grandes ailes de part et d'autre et un parc avec des arbres fruitiers. Derrière le parc, il y a la route qui mène à la cité de Likoutsk, qui est une grande cité avec beaucoup d'hôtels comme ceux de mon père, mais aussi des habitations plus petites comme les vôtres. Il y a de très très grands bâtiments qui touchent presque le ciel. La campagne, c'est ce qu'il y a tout autour, entre l'usine et la cité. La cité fait partie d'un très grand pays, qui est notre pays, et autour de ce pays, il y en a d'autres contre qui nous sommes en guerre. Tous ces pays, les uns à côté des autres, avec leurs cités et leurs campagnes, forment la planète. »

Je veux l'interrompre pour lui demander quelle est la fonction de toutes ces choses qu'elle prétend savoir exister dans l'ordre du monde ? Y fabrique-t-on des obus comme dans l'usine ? Y produit-on de la nourriture, comme dans la campagne ? Mais ses deux yeux se mettent à briller, plus forts encore que ses habits, et que sa chevelure, et que la lune ; ils pénètrent dans les miens .

« Et moi je vais vous dire encore autre chose que très peu de personnes savent. Je vous le dis parce que vous me faites beaucoup de peine, perdu dans votre usine alors que vous êtes si gentil... Les gens pensent que le monde s'arrête à notre planète. Qu'après il n'y a rien, et que la lune et le soleil tournent autour de la planète qui les attirent avec les étoiles. Ils se trompent tous ! Ce n'est pas parce qu'on ne peut pas aller quelque part que ce quelque part n'existe pas ! Mon oncle Ivanov est cosmonaute. Il m'a dit que, très bientôt, l'homme pourra se rendre dans l'espace, et pourra enfin toucher les étoiles et marquer la lune de ses empreintes ! Il observe le ciel depuis des dizaines d'années. Il écrit des livres pour expliquer aux gens ce qu'il y trouve, mais il vend ses livres comme des fictions, sinon, on penserait qu'il est fou. Mais il sait les merveilles qui décorent l'espace, et il me dit que le premier voyage est pour bientôt et qu'il en fera partie. Il n'y a que lui, les autres cosmonautes et les dirigeants du pays qui savent ce qu'il y a dans l'espace. Et maintenant, il y a vous ! J'espère que vous comprenez le privilège que je vous offre : savoir jusqu'où s'arrête l'univers ! Savoir ce qu'il y a après... »

Qu'est-ce que je sais ?

« Ah ! Nous sommes arrivés... Je vais devoir vous dire au revoir... Les ouvriers ne peuvent pas vraiment entrer dans la propriété de mon père. »

Elle enlève le manteau aux boutons d'os et me le repose sur l'épaule, en me touchant les mains. Devant moi, il y a une grille immense, et derrière la grille, un grand bloc d'habitation coloré, avec des arbres comme dans la campagne des parents. Exactement ce qu'elle vient de me décrire.Il n'y a pas un mot de faux dans ses paroles, il n'y a que la vérité.

La grille s'ouvre.

« Je suis content de vous avoir rencontré. Je n'ai plus envie de m'en aller, maintenant. J'espère que nous nous reverrons... »

L'ombre de la fille de monsieur Andropov se mélange aux silhouettes des arbres du parc.



Pourquoi est-ce à moi que la vérité a échu ? Rentré dans mon habitation, je me concentre sur le jeu de construction, mais chaque bâtiment que je construis est démoli aussitôt. Pourquoi ai-je été élu pour recevoir ce savoir ? Alors monsieur Andropov disait vrai, ce matin, lorsqu'il m'assignait une mission spéciale... Simplement n'était-elle pas celle que j'imaginais. Et le messager porteur de vérité ne possédait pas, dans mon esprit, d'aussi beaux habits, ni d'aussi beaux yeux, ni une chevelure aussi éclatante, au point de vaincre la nuit pour le reste de mes jours. Je suis le matricule 19, celui qui est destiné à accomplir de grandes choses, à aller du 1 jusqu'au 9.

Les tenons ne s'enclenchent plus dans les mortaises. Le mécanisme qui maintient l'ordre du monde s'est brisé ; ou alors a-t-il simplement changé de mode d'emploi. Est-ce que demain les visseuses continueront de visser ? Il me faut tout reprendre froidement et réfléchir calmement. Je range par tailles et par formes les vingt pièces de bois du jeu de construction.

Alors il y a d'abord l'usine, d'où partent les obus que nous construisons. Ensuite il y a monsieur Andropov et sa demeure, qui assure que l'usine fonctionne bien. Jusque là, ce sont des lieux que je connais, que j'ai vu, et des voix que je sais reconnaître. Et puis il y a la route qui mène vers la cité dont le nom m'échappe, maintenant que la fille de monsieur Andropov, mon petit pantin lumineux, mon messager, n'est plus là pour me le dire. Il y a la route qui mène vers la cité qui compose le pays. La planche M rentre dans la planche O. Le pays. J'écris le mot quelque part dans ma tête. Le pays est entouré par d'autres pays. La planche O est soutenue par la cheville P. Où sont les obus que nous fabriquons ? Oui, les obus servent à la guerre que nous menons contre les autres pays. La planche D prend place dans l'enchâssement entre la planche O et la cheville P. Tous les pays ensemble composent la planète. La planète. J'écris le mot quelque part dans ma tête. Et après la planète... J'ai bien calculé : il ne me reste plus de planches, toutes ont trouvé leur place dans ma construction. Après la planète... Si la fille de monsieur Andropov n'a pas menti sur la demeure, et le jardin, pourquoi aurait-elle menti sur l'espace qui s'étend, de plus en plus loin autour de la planète et ne finit jamais ? Pourquoi aurait-elle décrit le firmament, et les étoiles, et d'autres galaxies tout autour de nos yeux ? La route mène à la cité qui mène au pays qui mène à l'espace.

Il me faut trouver d'autres planches pour terminer ma construction. D'autres planches que celles qui existent. J'ouvre ma porte pour la seconde fois, cette nuit. Il n'y a pas un bruit dehors, mais je ne me sens pas coupable. Le règlement ne s'applique plus à moi qui dois remplir la mission que m'a confiée monsieur Andropov, par l'intermédiaire de sa fille. S'allumant dans le noir, la lune a une drôle de chevelure pâle, et des yeux qui ne cessent de s'agiter. Elle me regarde. Je lui souris, si tant est qu'il s'agisse du mot le plus exact.

Connectez-vous pour commenter