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Il n’est pas meilleur petit déjeuner que celui pris au beau milieu de la nature. Les rayons du soleil remplacent alors admirablement ceux du miel, pour le voyageur qui n’a pas prévu de tartines.

C’est en somme ce que se disait Alexandre, alors qu’il s’étirait et se frictionnait les jambes pour les réveiller après une nuit passée à la belle étoile. Le petit déjeuner à base de pain rassis et viande séchée avait été frugal. Il ne lui restait plus aucun fruit issu de sa rencontre quelques jours auparavant avec un pommier sauvage. Il faudrait tantôt penser à se ravitailler dans une auberge du coin… Restait à trouver avec quel argent. La situation de chevalier errant ne lui avait pas particulièrement souri ces derniers temps.

 

Perdu dans ses pensées, c’est avec surprise qu’il émergea de ses délusions de grandeur au son cristallin d’éclats de rire. Le filet de voix semblait lointain, comme s’il se reflétait d’arbre en arbre depuis l’autre bout de la forêt. Piqué par la curiosité, le chevalier se mit en marche, suivant la douce mélopée pour découvrir l’origine de toute cette animation, si peu commune de bon matin dans les sous-bois.

A mesure qu’il se rapprochait, le bruit chatoyant d’une rivière vint se mêler à celui des rires pour former une harmonie légère, toute en touches délicates et brefs contrepoints. Il ne tarda point à apercevoir les berges du cours d’eau au bord duquel deux jeunes femmes étaient affairées. Considérant leur mise ainsi que le naturel avec lequel elles se tenaient les pieds dans l’eau, il les identifia comme des lavandières, d’autant plus facilement que l’une d’elles ne lui était pas inconnue : grande, arborant une belle crinière blond cendré, il s’agissait de sa cavalière au dernier bal des moissons. Comment s’appelait-elle déjà ? Son nom lui revint quand il entendit à nouveau son rire tinter haut et clair : Yoskoline. Elle riait exactement de la même façon en dansant. Il en gardait un souvenir ému.

La scène qu’il avait sous les yeux aujourd’hui n’était pas moins une danse, quoique d’un autre genre.  Les deux lavandières étaient en train de se disputer une paire de chausses, tirant chacune sur une extrémité pour l’arracher à l’autre, dans un esprit de compétition autant que de jeu. Elles étaient concentrées sur leur combat et faisaient tellement de bruit en courant dans l’eau qu’elles n’avaient apparemment pas entendu le chevalier approcher. L’adversaire de Yoskoline était plus petite qu’elle, et semblait vouloir compenser sa taille en fougue et en ténacité. Tous les coups étaient de ce fait permis, éclaboussures, bourrades amicales et chatouilles comprises.

« Ah non, Korra, on avait dit pas de chatouilles ! Tu sais bien que ça finit toujours de la même manière !

- Ca tombe bien, je crois que tu as besoin de te rafraîchir les idées ! »

La dénommée Korra lui lança un regard malicieux avant de charger, entraînant Yoskoline dans une série de pas en arrière qui ne pouvait s’achever que d’une manière : déséquilibrée, Yoskoline s’agrippa à Korra pour ne pas tomber et après un grand « plouf », elles se retrouvèrent toutes les deux dans l’eau, hilares. Korra dominait à présent complètement Yoskoline, mais ne semblait pas vouloir arrêter de la chatouiller pour autant. Cette dernière entreprit alors de s’attaquer à ses oreilles, ce qui rééquilibra immédiatement l’échange. Korra tremblait et se tordait de rire sous cette torture. Elle se déclara finalement vaincue, avant de se redresser pour respirer.

Elles étaient toutes les deux à bout de souffle et avec un sourire immense. Revenant lentement au calme, elles restaient face à face les yeux pétillants, et c’est alors qu’Alexandre remarqua à quel point elles se détaillaient du regard. Déshabiller serait en réalité plus exact. Les yeux bleus et lumineux de Korra étaient écarquillés, et Yoskoline, la bouche entrouverte, semblait retenir sa respiration. Le temps s’était arrêté, et il sentait monter une tension palpable entre elles.

 

Ce qu’il avait pris pour un jeu innocent était en train de se transformer sous ses yeux en une scène beaucoup plus intime, et il n’arrivait pas à en détourner les yeux. Lorsque Korra se pencha en avant, il sentit plus qu’il ne vit Yoskoline venir à sa rencontre pour unir leurs lèvres. Le baiser très sensuel devint rapidement passionné, et les corps des deux jeunes femmes collées l’une à l’autre commencèrent à se tortiller. C’était un spectacle envoûtant, et le chevalier sentait monter une exquise chaleur en lui. Yoskoline laissa ses mains s’aventurer sous la blouse de sa compagne, après quoi celle-ci entreprit de lui retirer son corsage. Une fois les seins pâles et gonflés libérés de leur carcan, Korra en porta un à sa bouche pour en sucer le téton. Alexandre n’eut alors d’autre choix que d’ouvrir ses braies, qui étaient soudain devenues trop petites.

Les deux nymphes échangèrent maintes caresses et baisers dans l’onde rafraîchissante. Leur appétit l’une de l’autre jetait de l’huile sur le brasier qui consumait littéralement leur spectateur indiscret. Fermant parfois les yeux, il se laissait aller totalement à ses fantasmes, rêvant du contact divin de leurs langues et de leurs atours, de la douceur de leur intimité ruisselante d’eau et de désir. Les gémissements de plaisir emplissaient la forêt, parfois étouffés dans une manche ou au creux d’une main. Alexandre sentait son plaisir sur le point d’exploser. Il se mordit la lèvre pour ne pas émettre un son, alors qu’il relâchait longuement toute la tension accumulée.

 

Lorsqu’il reprit finalement ses esprits, il était allongé dans les fougères. Le vent jouait avec les feuilles des hêtres et faisait danser les rayons de soleil sur son visage. Il entendait les rires des lavandières un peu plus loin, qui étaient en train de se rhabiller et de défroisser leurs jupons. Le temps que ces dames libèrent les lieux, il choisit de rester immobile et hors de vue.

C’était une belle manière de commencer la journée. Le monde semblait tourner rond.

 

 

Le reste de la journée passa aussi rapidement que calmement, tandis qu’Alexandre suivait le chemin de Grand-Bois pour rejoindre la taverne la plus proche. Il n’avait pas choisi le métier de chevalier errant par hasard (et manifestement pas pour la solde), ces longues journées de marche le lui rappelaient invariablement. Les kilomètres disparaissaient, engloutis sans effort sous ses pieds, et il se régalait des nuances de vert du paysage. Il se sentait chez lui au milieu des arbres, bien plus qu’entre n’importe quels murs. La nature l’accueillait gracieusement, et semblait même, la plupart du temps, prendre soin de lui. Au creux d’un vallon il avait déniché une petite source pour y remplir sa gourde aux alentours de midi, et il avait même trouvé quelques coques au pied d’un noyer pour tenir à distance la faim.

C’est néanmoins fourbu et assoiffé qu’il arriva à la tombée de la nuit à la taverne Morning Flame. La gérante, Lucy, une rouquine aux yeux verts mordorés dotée d’un sacré caractère, était en train de préparer sa spécialité de poulet rôti. L’odeur en mettait l’eau à la bouche à un mille à la ronde. Une soubrette un brin timide vint accueillir le chevalier à l’entrée. Elle se présenta d’un air sérieux : elle s’appelait Frida. Il ne l’avait jamais vue en ces lieux, sûrement une nouvelle recrue. Ses cheveux bruns étaient coiffés en couettes et elle portait un charmant tablier à froufrous qui laissait deviner absolument toutes ses formes, qu’elle avait généreuses. Elle conduisit son hôte en sautillant jusqu’à une des tables de la salle commune, qui n’était pas encore très peuplée, avant de disparaître à l’étage.

 

A la même table que le chevalier, penché sur sa bière, un guerrier semblait perdu en pleine mélancolie. Entre grognements sourds et soupirs résignés, pas un instant il ne leva les yeux pour saluer son nouveau compagnon. Au bout d’un moment, n’y tenant plus, Alexandre le héla :

« Et bien, l’ami, que voilà une étrange façon de savourer sa bière !

- Ah, je suis confus, messire. Je suis Kyrano, le plus grand bretteur de la région. Et voici ma fiancée pour ce soir, ajouta-t-il en désignant sa coupe.

- En voilà des balivernes, et pourquoi pas l’une des gentilles serveuses de cet établissement? J’en connais une ou deux qui n’auraient rien contre, avec ce mignon petit nez !

A ces mots le voilà encore plus déconfit.

- Vous avez sûrement raison, je le sais bien… C’est que… mon cœur est pris.

- Et bien, est-ce la reine qui te fait tourner la tête, pour qu’elle atteigne une telle longueur ?

- Hélas, c’est encore pis… Je doute que vous connaissiez cette personne, noble inconnu. Ses doigts sont légers et agiles comme la brise, ses yeux mystérieux m’ont envoûté, ses cheveux doux comme la soie appellent mes caresses… »

A ces mots, un homme à la table d’à côté se retourna vivement, et fourrant un coude dans les côtes du guerrier, s’esclaffa :

« Ha ! Sacré chagrin d’amour que voilà ! Kyrano en pince pour Célindil, l’elfe des bois qui joue ce soir à la taverne !

Kyrano manqua s’étrangler avec sa bière. Il tenta de foudroyer l’indiscret du regard, avant de détourner les yeux pour répondre :

- Mais non voyons, Célindil est un homme, enfin un elfe, ce serait dégradant ! Il s’agit d’une autre personne, bien entendu.

- Oui, oui, c’est ça… »

Sur ces entrefaites, Lucy s’approcha d’eux avec un plat de poulet rôti et de patates sautées, et déposa le tout devant Kyrano, trop heureux de cette occasion pour plonger le nez dans son plat.

 

Voyant le chevalier délaissé, le railleur vint s’asseoir à côté de lui. Il avait la mine du bon vivant, manifestement ravi de rencontrer une nouvelle tête.

« Mon brave, permettez que j’en profite pour me présenter ! Christophe, voilà un nom à retenir, car je sais trouver tout ce qui se vend et s’achète de ce côté-ci du royaume ! Et voici Clarence, mon associé, ajouta-t-il en désignant un homme rondouillard qui les observait du coin de l’œil.

- Salutations, ami commerçant. Sans doute vous faites de bien meilleures affaires qu’un chevalier errant, par les temps qui courent. Je suis Alexandre, épée à louer.

- Nous pourrions avoir besoin d’une épée pour accompagner certains de nos convois bien particuliers… Mais j’y reviendrai. Connais-tu le barde dont nous attendons la venue ici ce soir ?

- Je dois reconnaître mon ignorance à ce sujet.

- Ils sont devenus un peu célèbres dans la région ! Le barde s’appelle Merlin, il a les cheveux bleus depuis le dernier incident alchimique à la Tourette, et il est accompagné par Célindil à la flûte, l’elfe le plus minuscule de tous les temps, et par Mémère à la cithare, une petite vieille qui ressemble à une sorcière. Leurs chansons sont beaucoup mieux que leur apparence.

- Je veux bien le croire.

- Je suis étonné que tu n’aies pas entendu parler d’eux, lança Clarence. D’où viens-tu donc ?

- Une bourgade de la côte Est.

- Ca fait une trotte ! Tu es arrivé par le chemin de Grand-Bois ?

- Certes, je l’ai arpenté toute la journée. Et je n’étais pas le seul dans ces bois.

- J’ai entendu parler de deux bandits qui sévissaient dans ces environs. Les as-tu rencontrés ?

- Si fait, l’ami. Ils criaient comme des femmes quand je les ai égorgés. Enfin, même pas ! (il se penche vers eux en confidence et ajoute tout bas) Les deux lavandières que j’ai culbutées près de la rivière poussaient des cris de plaisir plus virils que ces deux clochards…

- Haha, bien dit ! approuva le marchand, tout sourire. Et bien, si nous trinquions ? Tavernière, trois chopes et que ça saute ! »

 

La gérante servit les verres en un rien de temps, mais Frida était introuvable. Une autre serveuse arriva au pas de course, toute en émoi. Elle était grande, élancée, blonde comme les blés, et ses yeux bleus affolés n’osaient pas croiser ceux de sa patronne.

« Frida est montée faire les lits. Je peux aller chercher Paulette pour la remplacer ?

- Inutile, tu feras très bien l’affaire, Antoinette. Va donc apporter leur commande à ces messieurs à la table du fond.

- Mais c’est que…

- Tsssss… Rien du tout. Va maintenant, avant que je me fâche. Tu sais que j’ai la main lourde quand la lune est gibbeuse. »

Sans un mot de plus, Antoinette baissa la tête et batailla un instant avec les anses de sorte à emporter les trois bières en une seule fois. Puis elle entreprit de les amener à leurs propriétaires en toute hâte, répandant de la mousse sur le sol en terre battue. La panique avait réduit son champ de vision à un tunnel, et elle espérait seulement arriver à destination en un seul morceau. Au moment de poser les chopes sur la table, elle parvint à éviter de justesse les dents de Léo, le loup de la taverne, qui s’amusait à mordre les jarrets des serveuses, en faisant un écart. C’est alors que le drame se produisit, et un litre de bière atterrit sur le pourpoint du marchand, dont le visage rougeaud devint immédiatement cramoisi.

« Petite idiote ! Regarde un peu ce que tu as fait !

- Je… je suis désolée, messire… bégaya Antoinette, découvrant en même temps ce que sa vision tunnel lui avait malheureusement caché jusqu’alors : Paulette embusquée derrière eux venait de saisir au passage une chopine et de déverser son contenu sur ce bougre de marchand… sans que personne ne la voie faire.

- Qu’est-ce que tu attends plantée là ! Essuie donc !

- Oui messire ! »

Antoinette s’empressa d’éponger l’habit avec son tablier, fusillant Paulette du regard. Elle n’avait pas fait un geste que le commerçant l’empoigna par la taille pour l’installer sur ses genoux, fesses en l’air.

«  Je crois que tant de maladresse mérite réprimande ! » déclara-t-il avant de commencer à la fesser de bon cœur.

Elle poussa un petit cri de surprise avant de serrer les dents, et de maudire Paulette intérieurement. La garce ne perdait rien pour attendre !

C’est alors que Frida fit sa réapparition dans la salle commune, volant à l’aide de sa collègue.

« Il suffit, voyons ! Vous êtes juste un peu mouillé ! Et toi, file de là, ajouta-t-elle en aparté à la pauvre serveuse.

- Bon, je me suis un peu laissé emporter. Allez, tu es pardonnée, ma mignonne, si tu me rapportes un autre verre, et sur la table cette fois, dit-il en lui pinçant la joue avant qu’elle s’éloigne, fulminante.

- C’est qu’on n’y perd pas au change, Frida, c’est ça ? Tu viens sur mes genoux ? » proposa Clarence avec un sourire torve.

Comme la timide serveuse ne répondait pas, il entreprit de la faire asseoir sur lui, empoignant son bras d’une main et sa croupe de l’autre, mais elle parvint à se libérer dans un mouvement sinueux avant de remonter à l’étage quatre à quatre, déclenchant l’hilarité des compères.

 

« Dieu, je n’avais plus autant ri depuis notre dernière virée à Plaisanteville ! affirma Clarence.

- Les filles là-bas ont encore plus d’idées derrière la tête que nous, appuya son acolyte, tandis que la dernière serveuse, Paulette, lui apportait une nouvelle bière.

- Avec les compliments de la maison » lui susurra-t-elle en lui envoyant une œillade. Elle se déroba néanmoins, vive et agile, quand il fit mine de lui mettre la main au panier. Sans se laisser démonter, il haussa simplement les épaules avant de déclamer à la cantonade :

«  Allons, trinquons, messieurs ! Aux femmes !

- Aux femmes aux mœurs légères ! ajouta Alexandre.

- Et aux robes encore plus légères ! compléta Christophe. »

La bière était douce et désaltérante, ce qui n’était pas pour déplaire au chevalier après sa journée de marche.

« Eh bien, messieurs, quel genre de convois auriez-vous à garder des brigands ? »

La question resta un instant suspendue dans les airs, alors que le commerçant échangeait un regard avec son comparse.

« Tu as l’air du brave gars, l’ami, alors voilà quelques explications. Mon associé, Clarence, détient une charge de geôlier pour le comté de Plaisanteville. Il nous arrive, à l’occasion, de transporter ensemble des prisonniers sous sa tutelle, s’ils sont requis ailleurs en échange de quelques écus.

- Je vois. Et comment le gibier de potence peut-il représenter suffisamment de valeur pour justifier l’emploi d’un bras armé ?

- Il s’agit surtout de… prisonnières, qui pourraient attiser les convoitises, et dont on souhaite s’assurer de la bonne santé pendant le transport. Les marchandises abîmées perdent beaucoup de leur valeur.

- Cela tombe sous le sens, évidemment.

- Ecoute, j’en transporte une en ce moment même, ajouta Clarence. Cela te dirait de passer un peu de temps avec elle ? Histoire de sceller notre entreprise. Tes gages seront d’un quart des gains, dus à chaque livraison.

- Nous sommes trois, non ? Alors un tiers.

- Hmm… va pour un tiers. Elle est charmante, tu vas voir. Elle s’appelle Bekky. Elle a un peu de caractère mais encore plus de chaînes pour la tenir, et elle a de très jolis cheveux, soyeux et sombres comme son âme. »

 

Le chevalier suivit Clarence dans l’escalier, au moment où une étrange troupe poussait la porte de la taverne, menée par un barde aux cheveux bleus. Alexandre jeta un œil sur Kyrano, qui s’était déplacé discrètement dans un coin sombre de la salle pour se faire oublier. Il dardait des yeux brillants sur les nouveaux arrivants, enfin surtout sur l’un d’entre eux. Le pauvre hère avait l’air complètement perdu.

Laissant là cette vision atypique, le chevalier se retrouva sur le palier de la chambrette que devaient partager les trafiquants de chair humaine. Enchaînée à un mur, une jeune femme était couchée dans la paille, recroquevillée. Il y avait une sorte de repli et de défiance dans son attitude, comme si tout ce qui pouvait lui arriver l’indifférait totalement. Avec un sourire goguenard, Clarence lui fit signe d’entrer.

« Attention, elle mord. »

Alexandre remercia le geôlier du conseil et échangea avec lui un dernier regard de connivence, avant de refermer la porte.

 

Bekky resta silencieuse et immobile alors que le chevalier traversait la pièce. Gonflé d’assurance lorsqu’il avait passé le seuil, son attitude se transformait à mesure qu’il approchait de la prisonnière. Elle avait le visage tuméfié, et une lèvre fendue. Ses vêtements n’étaient plus que des oripeaux, déchirés en maintes places. Pour autant elle conservait son calme. Il émanait d’elle une sorte d’aura de sérénité, quasi mystique. Pour ne pas rompre le charme, le chevalier vint s’asseoir lentement à côté d’elle.

« Tu n’as rien à craindre de moi. Je ne vais pas te faire de mal, dit-il doucement.

- Fais ce que tu veux. Je n’ai pas le pouvoir de t’en empêcher.

- Je voudrais juste échanger quelques mots avec toi. »

La jeune femme lui adressa un regard incrédule et désabusé.

« S’il s’agit d’une farce, elle n’est pas à mon goût.

- C’est la vérité. S’il t’ennuie de converser, entends-moi simplement.

- Et de quoi souhaites-tu entretenir une inconnue retenue contre son gré dans un taudis ?

- Malgré ta situation, nous ne sommes pas si différents, toi et moi.

- Ha ! Mais tu es sérieux ? Allons, tu n’aurais pas un peu trop joui de la bière locale ? Qu’est-ce qu’un mercenaire peut bien avoir en commun avec moi ? »

Surpris par le ton acerbe de la prisonnière, Alexandre marqua une pause avant de répondre le plus calmement possible :

« Et bien, il m’est arrivé également pour survivre d’avoir à faire des choses qui allaient profondément à l’encontre de mon sens de la moralité et de l’éthique, en un mot de mon âme.

- Et je n’ai pas d’âme, c’est donc hors de propos.

- Bon… Mais je suis prisonnier, moi aussi.

- De quoi donc ? Attends, laisse-moi deviner… De ton arrogance ?

- Cesse de m’insulter, vile créature » lança-t-il piqué au vif. Avant de se reprendre : « Non, c’est tout le contraire. Je suis prisonnier de ma réserve envers les femmes.

- Comment ? Un guerrier timide ? »

A ces mots, Bekky éclata de rire. Tâchant de garder contenance, le chevalier continua.

« Beaucoup le sont. Mais je vois bien que tu ne me crois pas. Ajouterais-tu foi à mes paroles, si je me confessais auprès de toi ?

- J’ai l’impression qu’il n’y a pas grand-chose à confesser, en fait.

- Il y a pourtant… (il s’arrêta un moment, le regard dans le vide. Des larmes faisaient briller ses yeux) Des dizaines de mensonges, de fanfaronnades éhontées. (Il se pencha alors dans le giron de Bekky, éclatant en sanglots.) Je… me vante de coucher avec des tas de femmes… alors que je n’ose pas les toucher. Voilà la vérité.

- Mais voyons, pourquoi ? Tu n’es pas repoussant, dit-elle en lui caressant les cheveux.

- Simplement… que je n’ose pas les aborder.

- N’as-tu pas un bon ami pour t’aider à faire ce premier pas ?

- Et bien… Ma vie est plutôt solitaire. Je n’aime pas trop les gens, compléta-t-il, gardant sa tête posée entre les mains de la demoiselle.

- Pourquoi cela ?

- Généralement, je me sens incompris, ou jugé. Le plus souvent les deux à la fois.

- Ca, je peux comprendre. Mais les gens ne sont pas tous comme ça. »

Le ton de Bekky semblait s’adoucir à mesure que le chevalier révélait les failles de son armure. Au final, il ne savait plus sur quel pied danser à son sujet.

« Est-ce là la vérité ?

- Assurément. N’y a-t-il pas des personnes avec lesquelles tu te sens bien ?

- En un mot, non.

- Si je te demande d’imaginer avec quelle femme tu aimerais passer ta vie, à qui penses-tu ?

- Oh, ça c’est facile. J’imagine toujours des tas de choses avec la dernière fille que j’ai vue. Là, je pense à la jolie lavandière que j’ai revue ce matin. Comment s’appelait-elle déjà ? Yoskoline. Elle a l’air douce.

- Et bien voilà ! Tu devrais aller la voir, proposa-t-elle sur un ton enjoué.

- Mais que pourrais-je lui dire ?

- Tu pourrais lui poser quelques questions sur sa famille, sur sa situation ?

- Et si elle ne veut pas répondre ?

- Et bien, que risques-tu ? Elle ne va pas te manger !

- Ma foi, je n’y connais rien dans ces choses-là, ajouta-t-il en soupirant à pierre fendre. Et toi, comment ferais-tu, à ma place ?

- Pour la séduire ? Et bien… A ta place, j’abandonnerais les apparences, et je révèlerais à cette Yoskoline ta nature sensible et les sentiments prisonniers sous ton épaisse carapace.

- Tu crois que ça marcherait ?

- Ma main à couper. »

 

Requinqué, le chevalier se releva dans un tintement de mailles métalliques.

«  Hé là, ami chevalier, vas-tu à présent m’aider à sortir de ces chaînes ?

- Et bien... Tu m’en vois fort marri, mais je n’ai pas très envie de me retrouver avec toute la garnison sur les talons pour t’avoir aidée à t’échapper. Et puis j’ai une dame à aller voir! Mais merci pour la discussion. »

Souriant à l’image de lendemains chantants, il tourna les talons et sortit rapidement.

Bekky s’adossa au mur en soupirant. Sa vie lui semblait tellement précieuse à cet instant, et tellement ridicule.

Elle ferma les yeux, respirant lentement pendant que des larmes coulaient sur ses joues.

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