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Ce qui suit est une scène "bouche-trou" pour accompagner La ballade des planches de Jean-Paul Alègre, en remplacement d'autres scènes jugées inadaptées pour les acteurs et le public cibles.

Un contretemps

M           - Metteur en scène
A            - Acteur (Michelle)
T             - Technicien

 

(Une table et deux chaises. Le metteur en scène rentre précipitemment.)

M        Tout le monde reste assis ! Tout va très bien ! Je suis le metteur en scène, tout se déroule excellemment ! Jusqu’à présent le spectacle est spectaculaire, le texte est très textile et les répliques ne sont pas volées ! Tout ne pourrait pas mieux aller, nous sommes tous et toutes très contents ! Il y a juste… un tout petit rien du tout d’infime… contretemps. Michelle !

(Il s’assied et fouille le script pendant que Michelle rentre, bras inertes, sans forces.)

M        Ah, Michelle, te voilà ! Écoute, j’ai besoin que tu remplaces un acteur, un ou deux, quelques-uns, tous en fait, pour trois fois rien de temps.

A         (monotone) où sont les autres

M        Dans la salle de pause, ils viennent de découvrir la télévision. Je les aurai convaincus de revenir avant que le public ne réalise quoi que ce soit !

A         je ne sais pas (pause) la prochaine scène implique un majordome

M        Tu joues très bien les majordomes !

A         une mécanicienne

M        Quelle meilleure mécanicienne que toi ?

A         une voiture

M        Tu imites à merveille le bruit du moteur

A         (écarquille les yeux) je me souviens de notre représentation à Kopeka dans l’hôtel Cabot où le grand orchestre de Ludkitopovski avait joué l’ouverture du premier acte (pause) et la salle comble scintillait des parures des monocles et des lunettes de la haute classe

M        Oui, les acteurs étaient aveuglés, c’était injouable

A         je me souviens du deuxième acte scène un où je jouais un camion postal quatre cylindres de la marque SAFIR et qui faisait pt b pt b pt b pt b dans l’arrière-champ tandis que madame Pavlov (pause) madame Dagobert et monsieur Laïka (pause) jouaient l’avenir de l’Autriche à la roulette russe (pause) madame Dagobert a fait le geste de couper le moteur (pause) mais je ne m’en étais pas rendu compte (pause) j’étais ébloui (pause) j’ai continué à jouer le moteur allumé et le bruit terrible et lancinant de mon erreur a détourné l’attention de leurs répliques (pause) je pouvais percevoir l’affolement de mes collègues (pause) la panique dans leur voix et la confusion du public qui montait jusqu’à moi comme une écume brisée par la scène (pause) glaçante (pause) je me mêlais à cette panique sans savoir que j’en étais la cause et tout semblait se dissoudre autour de nous comme un abime sans fond

M        Mais ce n’était pas ta faute ! Ce n’était pas ta faute !

A         les critiques acerbes de la presse ont été moins douloureuses que le souvenir de madame Dagobert en pleurs s’accusant à ma place tel un second coup de poignard

M        Tu veux parler du passé ? Parlons-en ! Lorsque nous avons joué l’Odyssée, tu as porté toute la pièce à toi seule ! C’est bien simple, on ne se rappelle que de toi !

A         je m’en rappelle (pause) je jouais le bateau

M        Et quel bateau, quelle présence ! Ensuite, lorsque nous avons joué En attendant Godot, ose me dire que quelqu’un aurait pu incarner un meilleur soulier que toi ! Tu avais cette façon de tourner la semelle qui était unique, cet art de rehausser très légèrement le talon si délicieux qu’on ne pouvait plus en détacher les yeux. Alors, tu vois bien qu’il n’y a pas de meilleur choix ?

A         s’il n’y a pas d’autre choix

(T rentre en scène, avec de grands gestes agités.)

T          Désolé, je suis en retard, on m’avait dit que c’était annulé… les autres ne sont pas là ?

M        Ils regardent la télévision.

T          C’est comme du théâtre ?

M        Oui, mais en différé.

T          Ah c’est donc ça la différence.

M        Tant pis, très bien, j’ai besoin de tout le monde. Puisque tu es là tu vas jouer la mécanicienne.

T          Ah non ! Je vais encore être technicien ? Quand est-ce que tu me donneras un rôle ?

M        Je viens de t’en donner un !

T          Un vrai rôle ! Sur scène ! J’ai quand même fait deux mois de théâtre dans la classe de madame Pinçon à Petipoton-les-Bains ! J’ai presque été retenu comme mascote pour une publicité de céréales ! J’ai presque été figurant à la fête annuelle du village ! C’est quand même moi qui ai fabriqué le costume pour le camion postal de la marque SAFIR qu’on a utilisé à Kopeka !

A         (écarquille les yeux) j’ai appris la comédie en regardant mon poisson mort tourner dans son bocal

T          Hein ? Oh, salut Michelle, je ne t’avais pas vue.

A         j’ai affiné mon art pendant deux ans face au mur du coin de la classe (pause) lorsque j’accompagnais mon oncle à la chasse je jouais l’appât (pause) le soir je m’endormais en lisant le dictionnaire

T          Moi j’ai joué monsieur Ouaf. Enfin, j’ai surtout fait le costume. Madame Pinçon a changé l’acteur au dernier moment. Mais j’aurais eu deux répliques !

M        Tu ne veux pas jouer la mécanicienne ?

T          Je veux un vrai rôle !

M        Très bien, prouve-moi que je peux te faire confiance. (Il tend le script à T.) Acte deux, scène deux, tu va être monsieur le duc d’Aubert. Michelle jouera le majordome.

T          Je peux être monsieur le duc d’Aubert ?

M        Normalement le majordome a une clochette, mais on n’a plus de technicien. Michelle, tu joueras la clochette également.

(Michelle fait semblant de prendre un plateau, puis une clochette sur le plateau, qu’elle agite.)

A         deling deling deling

M        Magnifique !

T          Épatant !

M        Superbe !

T          Incroyable !

M        Refais-le.

A         deling deling deling (elle fait semblant de reposer la clochette sur le plateau) le thé de monsieur est prêt, au jasmin avec un sucre.

T          Euh, ben merci, euh, merci Michelle ! Je veux dire, majordome, euh !

(Il ne fait rien. Les autres le regardent. Il se rappelle enfin et fait semblant de boire le thé.)

A         je me suis permis d’y ajouter une feuille de thé (pause) ainsi qu’une dose de poison

T          (fouille script) Mais ce n’est pas dans le texte ?

A         non (pause) c’est dans le thé

T          Tu essaies de m’empoisonner ? Il essaie de m’empoisonner !

A         c’est exact monsieur (pause) car j’ai lu le script et j’ai vu que vous comptiez m’accuser du meurtre de votre femme à l’acte trois (pause) j’ai donc décidé de prendre les devants en vous éliminant dès à présent

T          C’est pas juste ! Il trahit le script !

A         je trahis monsieur

T          Je vais le dire à la mécanicienne !

A         c’est la mécanicienne qui m’a fourni le poison

T          Ah ouais ? Eh ben, eh ben, c’est méchant ! Et puis, et puis… (il lit le script) « merci majordome, vous pouvez disposer ». Et puis… (il jette le script) Et puis non ! Je ne vous laisserai pas faire ! Vous ne disposerez pas de moi si facilement ! Car ce que vous ne saviez pas, majordome, c’est qu’avant d’être le duc d’Aubert j’ai été technicien ! C’est à moi que la mécanicienne a demandé pour se procurer le poison. J’ai alors compris qu’on avait éventé mon plan. Vous êtes malin, vous êtes très malin, majordome. Qui aurait pu s’attendre à ce qu’un acteur lise son texte ! Avant le début de la pièce ! Vous aviez un mobile, puisque je comptais vous éliminer. Je vous soupçonnais vous, ou la clochette, mais seul vous dans le script rencontrez la mécanicienne. Alors j’ai attendu, majordome. J’ai attendu cet instant et nous y voilà. Mais je ne vous en tiendrai pas rigueur. Au contraire, j’apprécie votre geste. Et je suis prêt à oublier ce léger embarras si vous voulez bien porter ce même thé à ma femme. Nous serons complices. Nous trouverons quelqu’un d’autre à blâmer. Pourquoi pas la mécanicienne ? Alors, majordome ? Qu’en dites-vous ?

(M se lève et pose ses mains sur les épaules de T.)

M        Paul, je m’étais trompé. J’aurais dû te donner un rôle depuis longtemps. Deux mois dans la classe de madame Pinçon auraient dû me suffire, mais j’ai été idiot.

T          Alors c’est bon ? Je vais jouer monsieur le duc d’Aubert ?

M        Non, Paul. Non. Tu vas jouer la clochette.

T          La clochette ?! Ce… c’est trop… je ne sais pas si je pourrai.

M        Tu réussiras cette clochette comme rares peuvent espérer le faire. Michelle pense comme moi, pas vrai Michelle ?

A         c’est évident

M        Très bien ! Je file, je reviens, faites en sorte que le public ne se rende compte de rien !

(Il sort. A se met au centre de la scène.)

A         puisqu’il le faut

(Il prend la pose d’une cruche.)

T          (en même temps que les lumières s’éteignent) Ding dong !

 

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