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Les huit chasseurs avaient installé leur bivouac au centre d’une minuscule clairière. Les trouées étaient extrêmement rares dans la Forêt mais les gnomes ne manquaient jamais une occasion de quitter la pénombre oppressante et étouffante des bois pour respirer un bol d’air frais et admirer une portion de ciel. La nuit n’allait pas tarder à tomber, aussi entreprirent-ils d’allumer un feu. Le feu… leur seul allié en ces territoires hostiles. Ici, à plus de trois jours de marche de leur village, ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Ceux qui étaient de corvée de cuisine s’affairaient à la préparation du repas du soir. Les autres se délassaient autour du feu, laissant la douce chaleur du foyer pénétrer leurs membres fourbus. Chacun profitait de ce délicieux répit pour songer à ses proches, à sa maison. Cela permettait d’oublier l’éprouvante journée qui venait de s’achever et permettait surtout de ne pas penser à celle qui les attendait demain.

 

Le jeune Munkark qui participait pour la première fois de sa vie à une expédition aussi longue montrait des signes d’impatience. Il tournait nerveusement en rond autour du foyer et s’arrêtait de temps à autre pour jeter un œil dans la marmite où mijotait tranquillement une bouillie de fèves et de haricots sauvages, un met très nourrissant à défaut d’être appétissant. Un compagnon plus âgé se tenait au-dessus du récipient et y jetait régulièrement une pincée d’épices avant de mélanger le tout avec une large cuiller en bois.

 

-Je n’en peux plus d’attendre, j’ai trop faim ! se plaignit le jeune gnome en se tenant le ventre.

 

-La bouillie ne cuira pas plus vite parce que tu t’agites autour de ma marmite, lui lança Guizk Pied-lourd avec humeur.

 

Dépité, le pauvre Munkark scruta les visages de ses compagnons espérant y voir sinon des marques de soutien, au moins des signes indiquant qu’il n’était pas le seul à être affamé. Peine perdue ! Ces vieux trappeurs endurcis et expérimentés avaient connu la faim tant de fois que leurs estomacs ne prenaient même plus la peine de se plaindre. La plupart d’entre eux, à l’exemple du chef Tête-de-loup, étaient occupés à nettoyer leurs armes et vérifier leurs équipements. Adossé contre une vieille souche le robuste Tikraax Herbe-sèche semblait quant à lui sur le point de sombrer dans le sommeil.

 

Finalement agacé par les gémissements du jeune gnome, Guizk lui suggéra d’aller « sucer les mamelles d’une maman castor » pour calmer sa faim. Réalisant que le cuisinier commençait un peu à perdre patience et craignant de se voir flanqué un coup de louche sur le crâne, Munkark préféra s’éclipser et se mit à réfléchir à un moyen d’occuper utilement son temps jusqu’au repas. Il fouilla brièvement dans son paquetage et en sortit des collets, visiblement décidé à profiter des dernières lueurs du jour pour poser quelques pièges. Après s’être équipé de son arbalète, il se dirigea d’un pas résolu vers les bosquets bordant la clairière.

 

-Où comptes-tu aller comme ça ? l’interpella Grazzt juste avant qu’il n’atteigne les premiers arbres.

 

-Ca fait trois jours qu’on piste le gibier et je n’ai encore pris aucun lièvre argenté. Peut-être que ce soir j’aurai plus de chance. Il est hors de question que je rentre au village les mains vides.

 

-Tu n’aurais pas dû promettre à Tagzokt de lui ramener une dizaine de lièvres, lui reprocha malicieusement Tête-de-loup. Te voilà bien embêté à présent !

 

-Je sais, soupira le jeune gnome. Mais je me suis engagé et tu connais le maître tanneur : aussi teigneux qu’un vieux putois et sans doute aussi malodorant !

 

A cette évocation du vieil artisan excentrique, les autres chasseurs ne purent s’empêcher de rire de bon cœur. Grazzt refusa de laisser Munkark partir seul dans la Forêt. Il réveilla le pauvre Tikraax qui s’était mis à ronfler bruyamment et l’enjoignit d’accompagner le jeune chasseur. Ce dernier tenta de protester arguant fièrement qu’il était parfaitement capable de se débrouiller tout seul et que de toute façon il ne comptait pas s’éloigner du campement.

 

-Ecoute mon garçon, l’interrompit Tête-de-loup. Si tu projettes de continuer à pratiquer ce métier encore longtemps et surtout si tu veux augmenter tes chances de survie par ici, retiens une règle, un seule : ne t’éloigne jamais seul dans la Forêt. L’unique fois où j’ai enfreint cette règle, cela a failli me coûter la vie, termina-t-il en caressant distraitement de vieilles cicatrices.

 

-Et puis, intervint Pied-lourd, ce serait dommage qu’il t’arrive malheur. Pense à la jeune et jolie Mizène qui doit se languir de ton absence.

 

Le vieux Guizk avait terminé sa phrase en serrant contre lui sa cuiller en bois, mimant une étreinte passionnée. Submergé par l’embarras, le pauvre Munkark dont le visage avait viré au pourpre, quitta précipitamment la clairière, poursuivi par les rires de ses vieux compagnons. Tikraax lui emboîta le pas et disparut lui aussi dans les fourrés.

 

Le facétieux Pied-lourd revint à sa marmite tandis que les autres retournaient à leurs tâches. Mais il ne s’écoula pas une minute avant que ne retentit un terrible cri semblant provenir de la direction dans laquelle s’étaient engagés les deux chasseurs. C’était un cri mêlant effroi et désespoir ; le cri d’un homme face à une mort horrible et inéluctable. Tous reconnurent la voix d’Herbe-sèche.

 

Tête-de-loup réagit immédiatement. Il saisit son arbalète, empoigna sa lance et fonça dans la direction du cri.

 

-Guizk, Zixtur, vous gardez le camp ! lança-t-il sans se retourner.

 

Les trois autres gnomes s’équipèrent rapidement et se lancèrent à la poursuite du géant qui s’était déjà fait avaler par la pénombre des sous-bois. Ils le retrouvèrent au pied d’un arbre à moins d’une cinquantaine de pas de la clairière, un genoux au sol et tenant dans ses bras le corps inanimé de l’infortuné Tikraax. Le vieux chasseur était inconscient et respirait avec difficulté. Du sang ruisselait d’une vilaine entaille au front et lui inondait le visage. Son bras gauche probablement brisé était plié dans un angle anormal. Ses armes gisaient à plusieurs pas de là et les chasseurs soupçonnèrent que leur compagnon avait du être projeté contre cet arbre avec une force inouïe. Plus inquiétant encore : il ne voyaient aucune trace de Munkark.

 

-Par le ciel ! s’écria Fleztikirr. Que s’est-il passé ici ?

 

-Un loup, répondit Grazzt en désignant le sol marqué d’empreintes que les trois chasseurs n’eurent aucune peine à reconnaître.

 

Tête-de-loup fouilla les buissons tout proches et ne tarda pas à retrouver l’arbalète de Munkark. Le manche était poisseux de sang et un carreau encore encoché indiquait que le jeune chasseur n’avait même pas eu le temps de tirer pour se défendre. Partant de cet endroit, de légers sillons, comme des traces laissées par un corps que l’on traîne, marquaient le sol humide et s’enfonçaient plus loin dans la Forêt. Les quatre chasseurs frémirent en devinant ce qu’il était advenu de leur compagnon.

 

-Chante-soir, fit Grazzt en se tournant vers un des trappeurs, emporte Tikraax et retourne au camp. Brise-roc, Fleztikirr et moi allons tenter de rattraper la bête qui a emporté Munkark.

 

-Et s’il y avait plusieurs loups, s’inquiéta Fleztikirr.

 

-Non, répondit Grazzt en secouant la tête. Plusieurs loups auraient aussi emporté Herbe-sèche. Allons mes frères ! lança-t-il avec chaleur pour insuffler du courage à ses compagnons. L’un des nôtres est très certainement en danger, allons-nous l’abandonner à son sort ?

 

Ses deux compagnons tournèrent vers lui des visages résolus où toute trace d’inquiétude avait disparu. Evidemment aucun gnome de la Tribu ne laisserait un des siens dans les griffes des bêtes féroces sans rien tenter pour le sauver. Les trois chasseurs s’élancèrent donc sur les traces du loup dont la piste parsemée de sang et de lambeaux de vêtements n’était que trop facile à suivre. Il fallait faire vite car le jour se mourrait et dans quelques instants il ferait bien trop sombre pour détecter les traces laissées par l’animal.

 

Mozkarf Brise-roc et Fleztikirr arrivaient à peine à suivre leur chef tant celui-ci se déplaçait avec agilité malgré les nombreux obstacles qu’il rencontrait. A mesure que progressaient les trois chasseurs, la Forêt se faisait moins dense et ils débouchèrent bientôt au pied d’une haute falaise d’argile qui dominait la cime des arbres. L’usure du temps et des éléments avaient érodé la falaise de part en part et produit, à une certaine place, une étroite fissure.

 

-Voici certainement sa tanière, souffla Tête-de-loup qui s’était brusquement mis à couvert derrière des buissons enjoignant ses compagnons de l’imiter.

 

Effectivement, la piste sanglante semblait conduire tout droit à la caverne. D’un geste de la main, le géant ordonna à ses compagnons de se déployer. Fleztikirr grimpa sur un arbrisseau qui s’élevait à gauche de la caverne tandis que Mozkarf se postait au sommet d’un petit monticule rocheux situé à droite. Tête-de-loup quant à lui sortit de sa cachette et après avoir assuré sa prise sur son arbalète, s’avança droit vers la tanière supposée du loup. Son plan était simple : il comptait s’approcher suffisamment près que pour attirer la bête hors de son antre ; Brise-roc et Fleztikirr n’auraient plus qu’à l’abattre de leurs traits acérés.

 

Le sort décida cependant de jouer un bien vilain tour au valeureux chasseur. Il avançait prudemment, aussi silencieux qu’une belette, lorsque son pied glissa sur un rocher recouvert d’une mousse spongieuse. L’obscurité était devenue telle que son œil pourtant exercé n’avait pas décelé le sournois obstacle. Grazzt perdit l’équilibre et s’étala de tout son long alors que son arbalète lui échappait des mains et heurtait le sol dans un épouvantable fracas. Sous la violence du choc le carreau fut malencontreusement tiré et alla se ficher dans une souche toute proche.

 

Immédiatement alerté, le loup surgit sur le seuil de sa tanière, apparition cauchemardesque hérissée de griffes et de crocs acérés. La bête s’élança en grondant vers l’infortuné chasseur qui venait de se relever en s’appuyant sur sa sagaie. Grazzt ne tenta même pas de se saisir de son arbalète car il était évident qu’il n’aurait pas le temps de la réarmer avant que l’animal ne soit sur lui. Il leva la hampe de sa lance à hauteur de son épaule et s’apprêta à lancer son trait sur la masse grise qui s’approchait à une vitesse prodigieuse autant qu’effrayante. Un sifflement déchira soudain l’air aussitôt suivit d’un second. Le loup touché aux flancs par les dards de Mozkarf et Fleztikirr émit un glapissement de douleur sans pour autant stopper son élan. Grazzt détendit son bras puissant et frappa avec la force du désespoir la bête rendue furieuse par ses blessures. La lance se ficha dans la gorge de l’animal, tranchant net la jugulaire dont jaillit un sang épais et bouillonnant. Touché à mort, le loup vacilla mais tenta néanmoins d’atteindre sa proie d’un ultime bond. Mais ses forces l’abandonnèrent et il s’affala à quelques pas du chasseur, raclant frénétiquement de ses pattes griffues l’humus alors que son sang et sa vie s’échappaient inexorablement. C’était une femelle.

 

Grazzt ne s’attarda pas à assister jusqu’au bout à l’agonie de la bête et rejoignit tout de suite l’entrée de la caverne, non sans d’abord avoir récupéré son arbalète. Mozkarf et Fleztikirr étaient déjà là.

 

-Soyons prudents, lança Tête-de-loup en tentant de reprendre son souffle. La louve ne chasse pas pour elle seule.

 

Bien armés et sur leurs gardes, les trois chasseurs se glissèrent à l’intérieur de la tanière dont le seuil était encore maculé de sang frais. Les ultimes lueurs du jour leur révélèrent l’horrible sort de leur camarde. Il ne subsistait plus du pauvre Munkark qu’un cadavre brisé et presque à moitié dévoré. Les trois gnomes se mirent à gémir et ramassèrent chacun une poignée de poussière dont ils se recouvrirent le visage en signe de deuil. Un mouvement suspect dans le fond de la caverne les interrompit dans leur rituel. Dans sa douleur, Grazzt avait un instant oublié que l’antre de la louve devait certainement abriter sa progéniture. Une paire d’yeux luisit dans l’obscurité du lieu…

 

-Et alors ? demanda ardemment Leste-plume qui était suspendu aux lèvres de son frère.

 

-Tu vas voir, répondit simplement Tête-de-loup.

 

Les deux gnomes étaient arrivés devant la solide porte de la réserve que le géant repoussa pour laisser pénétrer son frère. A l’intérieur Leste-plume pu admirer les nombreuses prises que les chasseurs avaient rapportées : il y avait là des castors, quelques lièvres argentés et une multitude d’autres petits animaux dont les fourrures feraient assurément le bonheur de Tagzokt. Il y avait également un louveteau gris mais celui-là, le vieux tanneur n’en voudrait certainement pas et pour cause : l’animal était vivant !

 

Leste-plume ne pu réprimer un mouvement de recul bien que la bête semblait solidement enchaînée à un piquet planté dans le sol. Il avait devant lui un représentant des ennemis héréditaires des gnomes : les loups, les plus cruels enfants de la Forêt. Le louveteau, le poil hérissé, s’était réfugié au fond de la réserv et observait les deux intrus en grondant et en montrant les crocs.

 

Xyrf n’en revenait pas : son frère avait eu l’audace de ramener au village un tel tueur, certes peu redoutable pour l’instant vu son âge, mais quand même… Grazzt semblait en tout cas assez fier de lui. Il s’amusait à enrager le jeune canidé en lui lançant des petits cailloux et riait de ses réactions. Leste-plume quant à lui était extrêmement mal à l’aise. Son esprit fut assailli par un mauvais pressentiment. Pour la première fois, la Forêt avait pénétré dans l’enceinte du village…

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