Pansedrue dormait la tête appuyée à la racine d’un arbre, les pieds étalés presque en travers de la route, il rêvait de la Taverne des bateliers, à Ravenberg, et d’une chope de bière sans fond. La plupart des gens trahiraient père et mère pour ne pas avoir à fermer l’œil dans la forêt de Darkerwald : on la traverse ordinairement aux aguets, inquiet d’y pénétrer et sacrément heureux d’arriver enfin à l’auberge du guet. C’est au point que les louvetiers qui tiennent le comptoir peuvent faire le prix qu’ils veulent sans que personne ne rechigne jamais : le voyageur ordinaire est trop content d’avoir, entre lui et la forêt, les arquebuses des gardes du pont. Une vraie rente !
Alors dormir étalé au milieu du chemin, en plein jour, quand on est en plus vêtu de toutes les couleurs de l’arc en ciel, sans compter quelques variantes inédites, pouvait passer pour de la provocation.
Pansedrue pensait autrement : il n’aimait pas ces fainéants de louvetiers trop gras pour courir après les meutes. Il refusait d’acheter leur piquette comme de dormir sous leur toit. Il ne prisait pas non plus le goût du mouton, et préférait largement les loups aux bergers. Les loups ne lui avaient jamais jeté de pierre à la figure ou menacé Mam’zelle.
Et puis pourquoi se faire du souci ? Son barda et sa peau ne valaient pas trois sous. Les voleurs de grands chemins ne sont pas bêtes au point de prendre le risque de gâter le fil d’un bon poignard de Décapole sur la gorge d’un insolvable. Les autres dangers ? Rencontrer une fée ou une Ondine ? Il faisait son affaire du risque ! Pour le reste, lutins, farfadets et gobelins : il y avait Mam’zelle.
Tout cela explique qu’en cette fin d’après midi où l’air restait encore chaud sous les arbres, les ronflements du bonhomme faisaient un contralto guilleret aux flatulences que lui avaient laissé un repas de lapin mal cuit et une gourde de la pire vinasse qu’on ai jamais vendu de ce côté-ci des montagnes.
Il aurait fallu un coup d’arquebuse pour réveiller le fier Pansedrue, "mestre en son art et diverses merveilles". Pour faire bonne mesure il y en eut donc trois, coup sur coup, comme au début d’une pièce de théâtre.
Le bonhomme s’éveilla alarmé et se trouva caché derrière le tronc avant d’y avoir même pensé. Il avait l’œil aux aguets et la main sur sa bourse râpée : les vieux réflexes reviennent vite. Presque aussi vite il eut un regard pour la chaîne d’acier passée autour d’une branche basse : elle pendait jusqu’au sol et se perdait dans l’herbe devant lui. Il eut vraiment peur.
Par les cornes du grand dieu !
Ca lui revenait ! Il s’était endormi sur son vin en égoïste, sans penser à Mam’zelle ni à son repas. Et dans la forêt en plus ! L’herbe piétinée disait qu’elle était resté longtemps autour de lui, douce et docile comme toujours, mais on est humain ! Il y avait eu un moment où elle devait s’être lassée. Elle avait défait sa chaîne et tenté sa chance à l’aventure...
Il n’était plus temps de se traiter de tous ces noms imagés qui provoquent des bagarres dans les tavernes à bateliers. Pansedrue laissa ses bottes sous l’arbre, il rassembla seulement les pans de ses chausses dénouées pour la sieste et s’enfonça dans le bois, comme un fou. Il trébucha cent fois, s’arrêta autant : l’oreille aux aguets pour essayer de retrouver l’origine des coups de feu ou une vague trace dans l’herbe. Mais la belle avait le pas trop léger, et lui était trop ivre encore pour voir clair. La forêt paraissait muette, à l’écoute elle aussi. A peine y avait-il un oiseau pour sembler rire parfois de l’angoisse du bonhomme ridicule qui déchirait ses bas reprisés dans les ronces et sautait les branches tombées en retenant les pans de sa culotte.
Finalement ce fut là : une clairière fraîchement essartée où demeuraient encore les souches d’arbres brûlés. L’herbe était fine et verte sur les cendres noires du sol. Là les traces devenaient nettes : le pas ferme de quelqu’un de joyeux qui avait couru jusqu’au milieu d’un groupe d’hommes vêtu de costumes de chasse. On sentait l’odeur tenace de la poudre mêlée au parfum incongru des pommes de terres et des poireaux. il y avait un feu dispersé dont les brandons fumaient encore ça et là. Un chaudron renversé.
Il y avait par terre un chapeau jaune à plumes bleues qui faisait comme une tache sur l’herbe piétinée.
Tas de charognes ! Le cul vous pèle à en tendre des tambours !
Le groupe eut un mouvement devant l’apparition de cet invraisemblable bonhomme aux vêtements bariolés qui courait en tenant les pans de sa culotte. Les visages étaient sévères, comme cadenassés, certains saisirent posément leurs armes : de longues arquebuses aux canons noirs. Il y eut une voix
"C’est un humain"
Les regards n’en devinrent pas plus aimables, mais les hommes s’écartèrent devant l’arrivant dépenaillé.
Pansedrue, lui, n’avait que faire des bâton à feu : il aurait affronté à mains nues une bande de trolls sans y prêter attention : les larmes lui coulaient sur la figure creusant des sillons dans la crasse d’une année entière. Il ne voyait rien que la forme effondrée sur l’herbe verte, comme une couverture usée, piquée de pierres de couleur.
Mam’zelle ! Saloperie de bonne femme...
Il s’effondra au milieu des hommes, brassant le corps inerte comme pour lui rendre la vie, le visage enfoui dans le poil emmêlé et rêche. Il relevait la tête sombre aux yeux vitreux, se maculait la figure du sang qui coulait sur la gueule aux dents cassées. Les grelots de verre ou de cuivre cousus au costume de Mam’zelle tintaient, discordants, autour de lui.
Tas de salaud... Charognes d’hommes ! Pourquoi vous me l’avez assassiné ?
Autour les soldats s’étaient reculés. ils faisaient un cercle muet autour de cet espèce de vagabond ventru, maculé de terre et de sang, qui embrassait en pleurant le corps d’une ourse morte...