Après un départ simple et maîtrisé, l'Anubis se retrouva bien vite secouée par les flots. Hors des abris du port, la mer avait suffisamment levé pour atteindre le franc-bord presque à chaque vague. Le pont était régulièrement arrosé d’eau de mer et parmi l'équipage certains n'en menaient pas large, se cramponnant suivant l'adage "Toujours une main pour soi, l'autre seulement pour le bateau" qui prenait tout son sens ce jour là.


« Il faut augmenter la toile sur le mât de misaine, pour équilibrer le bateau et gagner de la gîte, ça nous protégera des vagues », transmis le capitaine. « Préparez-vous à envoyer un hunier supplémentaire. Quatre personnes sur le mât, trois au cabestan». Weaving, comme chacun à bord, se tendit pour affronter ce moment de mer où les nerfs de tous sont mis à rude épreuve.


Déventées et mal orientées alors que le navire serrait le vent pour permettre la manœuvre, les voiles battaient à un rythme chaotique, produisant des bruits de tonnerre permanents qui masquaient presque les coups de sifflet des chefs d’équipage. De leurs mouvements, elles faisaient trembler le navire de la vigie à la quille, ajoutant au bruit les vibrations de la coque. Secouées par les vents les toiles s’agitaient frénétiquement, se débattant pour se laisser emporter à nouveau par chaque souffle d’air, entraînant avec elles les écoutes, les drisses et surtout leurs palans de bois qui parcouraient le pont tels des serpents de légende, trop vifs pour être même vus, prêts à frapper l'imprudent et à l’étendre pour le compte. C’est dans cette atmosphère qu’opérait l’équipage. Chaque mouvement était délicat, chaque déplacement dangereux. Et pourtant escaladant les mâts, rugissant des chansons à faire pâlir une putain, tous s'affairaient alors que l'eau déferlait de plus belle sur un navire ralenti par la manœuvre et secoué par les vagues. Sur le premier hunier, 4 marins se cramponnaient avec les jambes et déferlaient une voile qui descendait lentement sur le mât en ajoutant ses soubresauts et ses claquements au vacarme ambiant.


Seul Weaving, immobile, le col de son manteau relevé et son chapeau fermement enfoncé sur le crâne regardait l'Aubaine qui avait déjà quelques encablures d'avance. Eux n'avaient pas rééquilibré leur voilure, et ne changeaient pas de bord, prenant de la gîte. Leur sillage était blanc, signe d’une vitesse importante et les voiles immaculées semblaient pouvoir donner plus de poussée encore à cette goélette survolant les flots.

Il allait tirer de sa poche une longue vue pour estimer la distance entre les deux navires et observer leurs réglages lorsqu’un hurlement retentit, suivi du bruit sourd d’un corps heurtant la surface de l’eau. Se retournant vivement, la formule qu'il redoutait fut immédiatement reprise par l'équipage. "Un homme à la mer". Depuis le poste de barre Weaving tendit le bras par réflexe et démarra le chronographe. Le temps étant leur seule donnée fiable pour évaluer les distances, le mesurer était important. Il cria d’une voix forte et assurée :


- Bosco, qui est tombé ?


Le maître d’équipage regarda autour de lui un instant, scrutant les visages et se remémorant les tâches de chacun.


- C’est Louis-4-doigts Capitaine ! Il était en bout de vergue au premier hunier.

- Il a été heurté par un palan Capitaine, m’est avis qu’il est sonné ! enchaîna une autre voix.


Un bon marin ce Louis, il en était à sa septième distribution avec Weaving. Quand on est gentilhomme de fortune, on vit rarement vieux, et on vieillit rarement entier. Le pauvre bougre n’avait perdu qu’un doigt dans une poulie vorace et aucune gangrène avec ça. Autant dire qu’il était en pleine santé. S’il était effectivement assommé, l’Anubis perdrait un bon élément.


- Larguez 3 tonneaux de blé, descendez le filet tribord, et maintenez l’allure. Monsieur Bardas, nous virons de bord dès que vous êtes prêt.  Monsieur Athil, prenez la barre, Gardez le cap. Pensez à repérer le temps où vous virerez. Et appelez moi le fichu mousse !


Les champs paillards s’étaient tus, les bouts filaient dans un bruit de glissement, le bois craquait et tout autour du navire la mer semblait enfler pour conserver sa proie. La côte était encore en vue et la lutte entre l’équipage de l’Anubis et l’océan commençait.

Essoufflée, une tête blonde d’à peine huit ans arriva aux pieds de Weaving dans un bruit de pas nus courant sur le plancher.


- Je suis là Capitaine, dit le mousse d’une voix fluette qui se voulait assurée mais ne l’était pas.


Weaving baissa les yeux et l’espace d’un instant se vit à la place du gamin des années plus tôt, levant la tête pour regarder un capitaine sombre et ténébreux qui portait un uniforme de la marine française. L’homme était silencieux et taciturne, et pas avare du fouet. Et pourtant ce jour-là, dans cette tempête du Horn qu’il n’oublierait jamais, cet homme avait forgé sa vie, lui donnant le goût de la mer et un aperçu complet, réaliste et beau de la position de capitaine. Il était pour beaucoup dans ce qu’il était devenu aujourd’hui. Il avait appris de lui le commandement et le respect mutuel que se devaient équipages et capitaines. En sauvant un homme de la noyade ce jour-là, il s’était assuré la fidélité de tous ses marins pour le reste du voyage et plus loin encore. Alors tout jeune mousse, Weaving avait lui aussi eu un rôle à jouer, celui exactement qu’il s’apprêtait maintenant à confier au plus jeune de ses matelots. Chassant ses souvenirs, il s’abaissa vers le mousse, le regarda droit dans les yeux et lui répéta les mots qu’il avait lui-même entendu.


- Tu es le plus jeune ici et tu as les meilleurs yeux de l’équipage. Je veux que tu me retrouves Louis-4-doigts dans le sillage. Il doit être là, quelque part, entre deux vagues. Une fois que tu l’as vu, tu m’appelles, mais je t’interdis de tourner la tête. Pour rien au monde tu ne le quittes des yeux,  c’est bien compris ?


Le gamin hocha, et se mit à scruter l’océan. Sur le pont, l’équipage s’affairait toujours, et le navire commençait à virer. A la barre, Athil prit la parole de sa voix de basse, juste assez fort pour que Weaving l’entende.


- Capitaine, on est encore au vu de la côte, s’il est conscient, il rentrera à la nage. Sinon c’est fini pour lui de toute façon.

- Je ne laisserai aucun d’entre vous à l’océan sans me battre Monsieur Athil, pas même le plus petit ! lui répondit le capitaine, suffisamment fort pour que sa voix porte jusqu’au mousse.


Cette remarque du second venait à point nommé, bien qu’au fond de lui, il sache qu’Athil avait raison. L’océan ne négociait pas ses prises, et ne demandait jamais de rançon.


L’Anubis avait viré. Au chronographe, dix-sept minutes s’étaient écoulées depuis que Louis était à l’eau et cinq depuis le virement de bord. D’instinct, Athil mettait le cap sur les tonneaux que l’Anubis avait largué, mais une barrique ne dérive pas comme un homme et à mesure qu’ils approchaient, les espoirs diminuaient. Le mousse s’était consciencieusement déplacé pendant le virement et du château arrière, il était maintenant au balcon de proue, tendu et concentré, scrutant la mer à la recherche d’un signe. Il avait plusieurs fois confondu un corps avec une vague, ou un reflet de nuage. Repérer ainsi un homme en pleine mer relevait du miracle, mais il continuait à essayer.


Vingt minutes, et sur le pont certains avaient déjà retiré leur couvre-chef en signe de respect. Ils mesuraient leur chance aujourd’hui puisqu’un autre qu’eux était tombé. Plonger dans ce qu’on appelle pudiquement « le jardin du commandant » était presque signer son arrêt de mort pour un pirate. Bien peu savaient suffisamment bien nager pour rester la tête hors de l’eau assez longtemps et plus rares encore étaient les capitaines qui détournaient leurs bateaux pour récupérer un homme. Il ne restait plus aucune chance lorsque le mousse hurla « Je l’ai Capitaine, il est là !» en désignant une vague. Le capitaine sortit sa longue-vue, et scruta la mer. Le gamin s’était trompé, il n’y avait rien, juste de l’eau et des vagues qui enflaient puis retombaient. Soudain, alors que les pics et les creux s’alignaient particulièrement, Weaving le vit. Louis se débattait dans cette eau qui voulait l’avoir. Plus hargneux encore qu’avec un sabre d’abordage, il luttait de tous ses membres de façon frénétique pour rester à la surface, continuer à respirer et continuer à vivre. Il était  épuisé mais la rage de vivre l’animait. Alors que le capitaine ordonnait le changement de cap et ébouriffait les cheveux du gamin, Le maître d’équipage dut donner de la voix et parler de fouet pour que les gars n’abandonnent par leur poste. Un homme à la mer suffisait. Et tandis qu’ils manoeuvraient pour se rapprocher, Neptune ne se calmait pas, bien au contraire. Alors qu’il voyait que sa prise pouvait lui échapper, il sembla qu’il s’enflait plus encore, et déchaînait bourrasques et déferlantes, secouant de plus belle le navire, et faisant trembler les mâts. Sous son tricorne, Weaving serrait les dents. Louis-4-doigt était là, luttant de toutes ses forces, mais cela ne semblait pas suffire. Ses mouvements étaient lents, peu efficaces, et sa tête passait plus de temps sous l’eau qu’au dessus. Pourtant, pas encore certain d’être aperçu, il prenait encore le risque de faire des signes au bateau.


L’approche fut encore longue et délicate, mais finalement, affalant la plupart des voiles dans un déluge de coton et de chanvre, l’Anubis mit en panne à proximité du naufragé. Corbil, le meilleur nageur du bord, attacha une écoute autour de son ventre et plongea jusqu’à Louis, s’agrippant des pieds et des mains au corps inerte de son compagnon. Une dizaine de marins prirent spontanément le cabestan pour remonter les deux hommes. Au passage du franc-bord, ils tirèrent le noyé sur le plat du pont. Le chirurgien de bord le bascula sur le coté et lui ouvrit la bouche pour attraper sa langue. A la barre, Weaving avait fermé les yeux. Dans un instant d’éternité on n’entendit plus un bruit. Même le vent retenait son souffle. Le silence fracassant fut soudain rompu par un sifflement, puis un bruit de crachat et de vomissement. Louis était revenu à la vie, et l’eau qu’il avait avalée quittait maintenant son corps. Sur le pont, l’équipage explosa de hourras.


- Tu pouvais pas partir Louis, la grosse Lulu t’aurait regretté !


De nombreuses autres plaisanteries grivoises jaillirent de toutes parts, alors qu’on apportait au noyé et à son sauveteur des godets de rhum. Même le mousse eut droit à une lampée.


Le capitaine arrêta le chronographe désormais inutile, et donna ses consignes pour reprendre la route, en sortant plus de toile encore. Ils avaient perdu plus d’une demi-heure. L’Aubaine n’était qu’une tache à l’horizon, et n’avait toujours pas viré de bord.

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