Le texte n'existe pas
1.	Nous sommes des amateurs
Avant toute chose il me faut vous remercier pour votre présence à ce 
dixième colloque, et en remercier par la même occasion ses 
organisateurs, dont Iggy Grunnson que je tiens à rassurer dès à présent :
 oui, je parlerai d'imaginaire, d'imaginaire et de chevaliers, et je ne 
parlerai que de ça.
J'avais prévu un exposé sur huit pages avec des sous-parties avant de me
 rappeler que vous avez autre chose à faire de votre temps, aussi 
lapidons.
Je déteste les romances.
Je déteste les romances quand elles sont bien faites, quand elles sont 
mal faites, sous toutes leurs formes. Sous la plume de professionnels, 
sous celle des amateurs, c'est détestable. Mais je ne suis pas là pour 
partir en croisade, seulement pour souligner que parmi le millier de 
textes avec une romance, un m'a surpris. Un texte qui, formellement, a 
tous les tares des débutants. Un texte qui, dans le fond, accumule tous 
les clichés des débutants. Un texte qui me donnait toutes les raisons de
 le détester et qui a réussi à me plaire.
Que s'est-il passé ?
Nous perdrions notre temps et notre souffle à chasser un fantôme. Mais 
derrière cette anecdote se cache notre passion pour l'écriture et toutes
 les questions qu'elle soulève. Laissez-moi vous assommer d'une liste 
hasardeuse sur tout ce qu'elle peut poser comme problèmes, si notre 
passion est l'écriture, ou même, la littérature, ou même, juste la 
langue :
"Veut-on juste écrire, et si oui pourquoi ?" - "Veut-on aussi lire, et 
si oui quoi ?" - "Lire implique-t-il de commenter et si oui, quel 
commentaire et dans quel but, pour qui ?"
En somme, quelle est ou quelle peut être notre activité quand notre 
passion est, pour simplifier, l'écriture ? Oui, nous sommes des 
écrivants, des scribouillards, de jeunes plumes... mais nous sommes 
quelqu'un. Notre passion a un sens, une raison d'être. Est-ce le plaisir
 ? Est-ce le message ? Est-ce la compétition ? Que sais-je de vos 
motivations. Je sais par contre qu'elles impliqueront une attitude, un 
comportement face à vos textes et face aux textes de vos pairs, et si 
vous êtes ici à suivre ce colloque - ou selon jusqu'où vous irez dans la
 lecture du compte-rendu - alors vous devez être conscient de ces 
questions, car elles se posent à vous tous les jours dans votre 
activité.
2.	La littérature aussi
J'ai été passablement surpris quand on m'a expliqué que je n'étais pas 
juste nul et "pas fait" pour la littérature, qu'au contraire la 
littérature elle-même ne comprenait plus ni sa méthode ni sa raison 
d'être, et cela depuis au moins un demi-siècle.
Ce qui devait prendre trois pages, laissez-moi vous l'exposer en trois paragraphes.
Lorsqu'il a fallu se justifier, la littérature s'est réfugiée dans le 
social, les problèmes d'actualité. La littérature répond aux problèmes 
de son temps, ou à défaut permet d'en parler. L'art pour l'art ? n'est 
plus une option. On ne lira plus les textes que pour parler de questions
 que les textes ignorent parfois totalement.
On le fera à travers l'auteur, et après l'échec de l'approche 
historique, biographie et vie d'auteur, après la mort d'auteur on 
reconstruit un zombi, on s'offre une fiction d'auteur comme outil 
littéraire. À ce stade on passe plus de temps à étudier l'auteur qu'à 
étudier le texte, sans jamais se demander ensuite comment appliquer 
cette fiction d'auteur à la fiction du texte.
Ou bien on le fera à travers le lecteur. Deux guerres ayant légèrement 
entamé notre confiance en une interprétation unique, la logique poussée à
 son terme nous laisse avec plus d'interprétations que d'humains. Quand 
la littérature ne se contente pas de répertorier toutes les 
interprétations possibles, elle se réinvente écrivaine de seconde main, 
corrigeant les textes ratés - c'est-à-dire, ceux qui n'ont pas eu de 
succès - à l'aune des textes réussis.
Voilà donc où en est, rapidement brossée, la littérature. À choisir 
entre auteur et lecteur, et dans les deux cas réduite à la question 
sociale.
3.	Si le texte existe
Nous en sommes déjà à la conclusion mais si je suis fidèle à moi-même 
alors il ne doit plus rester que les véritables passionnés, ceux à qui 
je m'adresse vraiment. Ou ceux qui ont directement sauté à la fin, c'est
 légitime.
Je vais vous demander un effort incommensurable : veuillez imaginer.
Imaginez que le texte existe. Si vous ne l'avez pas lu, alors c'est 
comme s'il n'existait pas : on n'entend pas les arbres tomber. Si vous 
ne l'avez pas commenté, alors c'est comme s'il n'existait pas : un 
discours parmi d'autres, au mieux. Si vous avez juste dit "j'aime", 
alors ce n'est pas comme, cette fois, le texte n'existe vraiment pas : 
seule existe votre opinion. Si vous dites "tu as voulu faire" ou "j'ai 
voulu faire" ou si vous dites "j'ai vu ça" ou "tu as vu ça", alors le 
texte n'existe pas : seules existent ces intentions, ces 
interprétations.
Ce texte, cette réalité triviale, nous échappe complètement. Quelles 
sont les conditions de son existence ? Des octets sur un disque dur ? 
Libre à vous de le penser. Mais c'est réduire la littérature - et votre 
passion - à rien, et tout commentaire à "je grille du pain" devant votre
 grille-pain. Si le texte existe, alors pourquoi l'ensemble de la 
littérature l'ignore et pourquoi nous, amateurs, n'arrivons pas à parler
 de la seule chose que nous avons en commun ?
Je vous avais dit que je parlerais d'imaginaire et de chevaliers, et je vous remercie de votre attention.
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