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Le village avait sa routine, ses habitudes que les plus jeunes ne voyaient pas mais que des gnomes plus âgés comme Tragzokt reconnaissaient du premier coup d'oeil. Tous les matins, sans y manquer, Bonne-Empoigne jetait en sortant de chez lui l'eau sale au coin de sa cahute, et cela peu importe l'état ou la quantité d'eau. Tous les deux jours, comme une horloge, Pioche-Matin et Souffle-Flûte s'installaient sur la grande place, avec leurs deux tabourets improvisés et leur tonnelet pour table, et les gnomes de passage venaient jeter un oeil à leur partie de dames qui courait jusqu'au soir. Chaque jour avait ses soucis mais, avec l'âge, tous les jours se ressemblaient, et certaines choses ne changeaient pas.

Le vieux gnome n'en revenait donc pas d'avoir de la visite. Cela n'arrivait jamais. Il avait été si surpris que son premier réflexe avait été de croire à quelque animal, et il n'avouerait jamais le frisson qui lui avait parcouru son vieux dos rabougri. Mais c'était bien un gnome, là, de l'autre côté de la fenêtre, et pas n'importe lequel avec ça : c'était ce fichu Krintal, aussi appelé Nez-Fourré. De tous ceux à qui il se serait attendu, Krintal était bien le dernier.

Enfin, des deux gnomes qui se regardaient l'un l'autre à travers la fenêtre, Krintal était le plus secoué. Plus même, il était blême, et encore un peu tremblant.

Le vieux tanneur abandonna là son chaudron, laissa la spatule de gros bois flotter dans l'eau bouillonnante et, s'essuyant le visage avec son chiffon, il gagna la porte, l'ouvrit grande et sortit voir ce que Nez-Fourré pouvait bien avoir.

Ce dernier ne bougeait pas, toujours effrayé, et regardait seulement Tragzokt l'approcher. C'était bien le secrétaire du conseil, avec ses habits terreux élimés aux genoux et sa barbe courte poivre et sel, mais le tanneur ne l'avait jamais vu dans un tel état. Krintal serrait contre lui le gros livre qui intriguait tant son compère, livre à la couverture ocre et frappé d'or aux coins, ainsi que pour une armoirie à tête de fauve sur le devant pour tout titre. Il était bien placé pour savoir qu'une telle couverture ne venait pas du village, puisque les couvertures de livre, c'était lui qui les faisait.

« Krintal ? Krintal, petit vaurien, qu'est-ce que tu fiches là, qu'est-ce que tu as à trembler comme une feuille ? »

Le ton était plus paternaliste que méchant, mais Tragzokt n'aurait pas voulu qu'ils se croient soudainement amis. L'autre, lui, sursauta à son nom et peina à se reprendre.

« Je reviens du quartier hanté. » Souffla-t-il.

« Le qua- mais qu'est-ce que tu es allé t'y fourrer ? Allez viens ! »

Et il tira Krintal avec lui pour le faire rentrer, dans l'idée de lui trouver un remontant. C'était aussi que, après la chaleur de sa hutte, il n'avait pas envie de rester dehors trop longtemps. C'était très mauvais pour ses rhumatismes. Et puis, il ne pouvait pas cacher une certaine curiosité pour ce livre dont il voulait désormais connaître absolument la provenance. De toute manière, il n'allait pas laisser un gnome comme ça, fut-ce Krintal. Il était trop vieux pour jouer à ces enfantillages.

Une fois rentrés, Tragzokt alla directement fouiller derrière les bocaux de ses étagères pour en tirer une petite flasque en bois qu'il déboucha et huma rapidement. Il en remplit le bouchon, fit la moue, avala le contenu pour lui-même puis en remit une dose qu'il alla tendre au gnome terrifié.

« Vas-y, avale ça, tu te sentiras mieux. »

Krintal s'exécuta, chétif, avala d'un coup et manqua de s'étouffer. Le vieux gnome s'amusa en regardant la jeunesse toussoter à sa liqueur. Cela ne dura pas. Avec quelques larmes aux yeux, qu'il essuya rapidement, Krintal répondit enfin :

« Je cherchais de l'encre. »

« De l'encre ? De l'encre ! Il va chercher de l'encre dans le quartier hanté ! Mais tête de pioche, de l'encre tu dois en avoir plein chez toi ! »

« Je n'en trouvais plus. »

Tragzokt secoua la tête, de dépit. « Pas croyable. Allez, je vais t'en passer, mais pense à m'en ramener la prochaine fois. »

C'était Krintal qui allait gratter les arbres pour fabriquer l'encre du village. En général, les troncs à l'intérieur de l'enceinte suffisaient, mais parfois le secrétaire du conseil devait s'aventurer dehors, aux orées, et il pouvait monter assez haut sur les branches, parfois même jusqu'aux cîmes, pour pouvoir gratter l'écorce avec son petit couteau. Tragzokt savait autant comment faire de l'encre que Krintal savait bouillir le cuir. Chacun laissait à l'autre sa profession. Aucun des deux n'aurait imaginé refaire ses stocks dans le quartier hanté du village.

Quand il revint avec son encrier à demi-plein, le vieux tanneur vit Krintal occupé à feuilleter le gros livre. Les pages le frappèrent par leur blancheur. C'était lui qui faisait le parchemin pour le village, et jamais il n'avait pu obtenir que des teintes jaunies. Il eut comme un coup de sang devant cette qualité qu'il n'aurait pas pu souhaiter en rêve.

« Eh, montre voir ce que tu as là. »

Krintal prit l'encrier et tira de sa poche la plume de pigeon rapiécée qui servait aux séances du conseil. Il y piqua dans l'encre, juste assez pour humidifier la pointe, puis la suspendit au-dessus de la page vierge. Toutes les pages de l'ouvrage étaient vides.

Puis, comme si Tragzokt n'était plus là, vivement Nez-Fourré se mit à écrire :

Si Quirinal existait, il ne serait pas dans la bonne histoire. Sa seule présence rendrait le monde instable, et le monde l'était déjà. Il saurait que ce monde allait être détruit, mais toutes ses tentatives pour le sauver ne pourraient que le rendre encore plus instable, et la destruction plus rapide. Par chance, Quirinal n'existait pas.

Puis encore :

Le temps manque.

Après quoi Krintal, dans un soupir, ferma le livre au nez de Tragzokt et rangea sa plume. Il empocha aussi l'encrier, ce que le vieux tanneur nota d'un mauvais oeil, mais sans s'y arrêter. Le comportement du secrétaire lui échappait.

« Merci Tragzokt, » lui dit le secrétaire rasséréné, « pour l'encre je veux dire. Bon, et pour la liqueur, un peu. Même si elle me brûle encore le coeur. »

« C'est bon pour la santé. » Bougonna ce dernier.

« Je ne sais pas bien ce qui m'a pris. » Continua Krintal sans le noter. « Je revenais des trois petits chênes, les mains vides, je pensais passer par l'entrée de mine pour éviter le pont et puis, je ne sais pas comment… je devais avoir la tête ailleurs ou je ne sais pas… j'ai soudain remarqué ce livre abandonné sur un banc. Je l'ai pris, j'y ai lu un truc incompréhensible, et c'est là que je me suis rendu compte du silence. »

Quand Krintal avait réalisé où il était, il s'était mis à courir à toutes jambes, sans réfléchir ni sans même se rendre compte qu'il avait emporté le livre avec lui. L'odeur repoussante de la hutte du tanneur avait au contraire eut pour lui l'effet d'un aimant, comme pour fuir des fantômes qui le poursuivraient. Nez-Fourré était le premier à admettre qu'il n'était pas le plus courageux des gnomes, mais cette fois-là il avait bien cru y rester.

C'était tout, et Tragzokt se trouva stupide d'en avoir espéré plus. C'était pour le mieux aussi. Rien de bon ne pouvait venir du quartier hanté, ce coin abandonné du village. Lui aussi aurait pris ses jambes à son cou s'il s'y était retrouvé.

« Et le truc incompréhensible, c'était quoi ? »

« Attends, je viens de l'écrire, de tête. »

Krintal rouvrit l'ouvrage, fouilla les pages, s'arrêta un peu bête. Toutes les pages étaient blanches. Il fouilla un peu, tourna le livre, feuilleta encore. Impossible de retrouver l'endroit où il avait écrit. Comme si le passage s'était effacé.

« C'est pas possible. C'est pas possible. » Murmura le secrétaire.

« Allez va, tu as juste perdu l'endroit. Laisse-moi voir le livre, je vais lui soutirer tous ses secrets. »

« Ah non ! » Se récria Krintal.

Et il fit presque un bon en arrière pour défendre l'ouvrage.

« Je te connais, tu vas le dépecer pour connaître sa fabrication ! Et puis, je dois le montrer aussi à Pioche-Matin ! »

« Allez, ne sois pas bête, et puis qu'est-ce que ça peut te faire si je le défais, ce livre ? Je le montrerai à Pioche-matin, va, je sais encore ce que je fais. »

« Non ! Non non non non ! Tu devras obtenir la majorité du conseil d'abord ! »

Tragzokt soupira. Il reconnaissait sans peine le côté irascible et excité du secrétaire qu'il détestait tant. Et dire qu'il venait de lui donner un bouchon de liqueur, et de l'encre ! Mais pas moyen de raisonner cette tête de pie quand il était comme ça.

Alors il se contenta de lever les bras en l'air, grandiloquent.

« Eh ben vas-y ! Emporte ton maudit livre ! Moi j'ai du travail qui m'attend ! »

Et il fit mine de chasser Krintal qui, de lui-même, s'était déjà rapproché de la porte. Krintal hésitait à ressortir, Tragzokt hésitait à l'y forcer. Ils ne se séparaient que petit à petit, sur de faux airs offusqués.

Soudain, Krintal se secoua :

« Oh, j'oubliais. Ce n'est peut-être rien, mais j'ai vu Mizfellt courir dans la rue, l'air tout excité. Si ça se trouve… »

« Tu es sûr que ce n'était pas un jeu ? »

« Plus que sûr. »

Les deux gnomes pensaient la même chose. Pour que le petit Mizfellt court comme ça, il fallait que les chasseurs soient rentrés. Cela faisait partie des routines du village, que seuls les plus âgés pouvaient voir.

Le coeur de Tragzokt bondit. Les chasseurs rentraient, et il était là à s'occuper de son chaudron. Sans Krintal, sans doute que personne ne lui aurait dit. Il aurait manqué leur retour. Pas question !

« Tu es sûr de sûr ? »

« Comme je te vois. »

« Alors qu'est-ce qu'on attend ! Faut en avoir le coeur net ! »

Et tout joyeux déjà, oubliant ses rhumatismes, le vieux tanneur alla passer la porte, entraîna Krintal avec lui et se dirigea d'un pas bien ferme vers la grande place du village. Dehors, ils pouvaient entendre au loin la musique de Souffle-Flûte. Il y avait quelque chose, définitivement, et Tragzokt n'en marcha que de plus belle, plus vivement, jusqu'à en oublier le secrétaire resté derrière.

Krintal le regarda s'éloigner, regarda derrière les toits du côté de la grande place, puis se détourna pour revenir à la fenêtre, là où le tanneur l'avait vu tantôt.

Il se mit à mesurer du pouce la taille de la fenêtre, puis du pouce la taille de l'enceinte contre laquelle la hutte s'adossait, puis la distance aux alentours. Après quoi, avec application, Krintal sortit son petit couteau et commença à taillader la poutre juste à côté de la fenêtre, pour y graver un petit bouclier, une armoirie à tête de fauve. Il jeta un oeil sur le côté, en plein ouvrage, pour vérifier que personne ne le surprenne, puis reprit sa tâche jusqu'à l'achever et, en reculant de deux pas, jusqu'à pouvoir l'admirer. Ce n'étaient que quelques encoches mal visibles sur le vieux bois. Mais c'était là.

 

La crevasse, elle, était immanquable. Le village la surplombait depuis une éternité. L'eau de la rivière allait s'y jeter en cascade et la palissade allait de ce côté-là soudain former un coude saugrenu pour se l'approprier aux arbres. C'était, de tout le village, le lieu le plus proche de la Forêt, et la Forêt semblait l'envahir sans cesse. Comme si elle pouvait y gravir les piquets de bois, passer le faîte avec sa mousse et son lierre et faire pousser de l'autre côté buissons et fleurs sauvages. L'humidité n'aidait pas et l'air était plein de cette pesanteur propre aux espaces sombres des bois. Mais le village avait besoin d'eau, alors vaillamment les gnomes maintenaient cet encart fermé lui-même par une seconde enceinte.

Chaque fois qu'il s'y rendait, Nez-Fourré avait peur d'y croiser un animal. Il y avait des histoires comme ça, qui rendaient les gnomes particulièrement suspicieux et en quête sans fin de trous ou de fente le long de la palissade. Les plus jeunes comme Mizfellt, encore mal conscients des dangers, voulaient sans cesse y venir pour la chasse aux limaces et aux escargots.

Près de la chute d'eau, devant la falaise, il y avait la grosse pierre dont Nez-Fourré avait retiré toute la mousse, voilà longtemps, et qui lui servait de siège improvisé. C'était là qu'il se réfugiait quand il faisait croire aux gens qu'il allait travailler et qu'il ne voulait pas qu'on le voie, même si la tour de garde toute proche pouvait l'y surprendre sans peine. C'était ici qu'il pouvait rêvasser sans fin.

Le livre entre ses mains ne semblait pas souffrir de l'humidité.

Il le feuilletait à nouveau, avec cette curiosité craintive, faite d'incompréhension, et en même temps il songeait que d'ici on ne pouvait plus entendre la musique de Souffle-Flûte. Il avait pu l'entendre en approchant la grande place, pour rejoindre tout le monde. Il l'avait entendue se taire soudain. Il avait fait demi-tour, sans être sûr du pourquoi.

Les chasseurs étaient les héros du village. Leur retour était le moment que tous attendaient, comme les battements de coeur de la communauté, l'instant où tout reprenait vie avant leur départ. Une bouffée d'air face à l'oppression de la Forêt. C'étaient eux qui ramenaient le plus gros des ressources dont les gnomes avaient désespérément besoin. C'étaient eux qui prenaient les plus grands risques. Face à eux, même un nom pompeux comme secrétaire du conseil ne pesait rien. Même les anciens, pour écoutés et respectés qu'ils étaient, devaient sans cesse réaffirmer leur autorité face à l'aura de gloire des grands chasseurs du village. Tous les jeunes gnomes rêvaient d'en devenir un.

Sans y songer, il avait tiré la plume pour se remettre à écrire :

Si Quirinal existait, il voudrait sauver l'histoire. Ce serait une grave erreur qui en accélérerait la fin, et tout serait perdu. Mais l'histoire ne contient plus rien pour le sauver lui.

C'était fascinant de regarder l'encre tracée sur ces pages luire légèrement à la moindre lueur du jour, scintiller de ce bleu si profond, bleu nuit comme Krintal n'en avait jamais fabriqué jusqu'alors. Il écrivait presque uniquement pour voir cette encre impossible s'échapper du bec de sa plume, comme un spectacle. Un échappatoire.

Il lui semblait avoir fait ça toute sa vie, et c'était partiellement vrai tant il avait servi de scribe à toutes les séances du conseil, à noter tout ce qu'ils se prenaient à dire durant ces discussions interminables, mais c'était sa mauvaise encre sur du mauvais parchemin, qui prenait mal, qui tachait, des notes tronquées laminées en écriture étroite et infâme. Non, en écrivant à cet instant, il se sentait quelqu'un d'autre, il se sentait libre et puissant. Il n'était plus le gnome qui avait préféré fuir la grande place que de confronter la réalité.

Krintal a une amie d'enfance, Fillnui.

« Qu'est-ce que tu écris ? » Lui demanda quelqu'un dans son dos.

Il sursauta, referma l'ouvrage en hâte si vite que la plume y resta bloquée entre deux pages, et une pensée vive lui fit craindre qu'il avait endommagé ou l'ouvrage ou la plume, mais déjà il s'était retourné, le dos voûté pour regarder la nouvelle venue.

« Fillnui ! Tu m'as fait peur ! »

« Ce n'est pas difficile » nota son amie d'enfance.

Et, espiègle comme si elle n'avait pas pris d'âge, Fillnui alla se glisser sur ce coin de pierre, ce qui obligea Krintal, un peu par gêne, à se décaler à l'autre coin.

Fillnui n'était pas la plus jolie gnome du village. Elle-même se trouvait trop grande et pas assez joufflue, mais elle avait pour elle sa tignasse marron clair qui roulait sur ses grandes oreilles, et surtout un caractère de chasseuse depuis aussi longtemps qu'il la connaissait. Il comprenait ce que Zibnarf lui avait trouvé.

« Tu n'étais pas à la grande place ? » Lui demanda-t-elle en sachant pertinemment la réponse.

Il n'osa pas la regarder.

« J'ai entendu la flûte se taire, » répondit Krintal, « je n'ai pas voulu en savoir plus. » Puis, avec une pointe d'espoir : « J'ai eu tort ? »

Elle secoua la tête.

Krintal se tut un instant, puis reprit : « Je ne suis pas brave comme toi ou Zibnarf. Je suis peut-être le plus lâche de tout le village. Je ne peux rien faire, je ne sers à rien. »

« Krintal, la moitié du village ne sert à rien ! » Le tança-t-elle.

« Ce n'est pas drôle ! »

« C'est toi qui es drôle ! Tu te rabaisses sans cesse. Moi, je t'ai vu grimper aux arbres, je sais de quoi tu es capable. D'ailleurs, j'aurais besoin de toi. »

Il releva la tête, pris de court, incapable d'imaginer que Fillnui puisse avoir besoin de lui. Elle surtout, elle qui le connaissait, aurait dû savoir à quel point la moitié de sa réputation était illusoire, et qu'il était tout juste bon à gratter l'écorce et le parchemin.

Elle n'était pas juste venue le réconforter ? Il ne sut pas bien comment le prendre.

« Ce sera difficile et périlleux, » ajouta-t-elle avant de reprendre un ton sérieux, « j'aimerais préparer quelque chose pour Mizène, et j'aurais besoin de miel. »

Mizène. La femme de Munkark. Ce fut comme un coup de poing dans le ventre de Krintal. Il se rétracta sur lui-même, l'image du chasseur soudain en tête avec une vivacité rare. Les chasseurs sortaient souvent, revenaient souvent, ces événements étaient rares. Mais à chaque fois, Krintal le vivait très mal.

Fillnui, lui laissa une poignée de secondes, puis une autre poignée de secondes et elle-même se laissa prendre à la mélancolie. Elle et Zibnarf avaient forcément dû vouloir réconforter tout le monde, Mizène la première, et Krintal se sentit soudain égoïste, et flatté, qu'elle ait pensé à lui également. Cela lui rappela le miel.

« Attends ! » S'écria-t-il soudain. « Tu veux que j'aille me frotter à une ruche ?! »

« Pense à Mizène. »

« Tu as vu la taille des abeilles ? Et je fais quoi si elles me chassent, je me jette à la rivière ? »

« Krintal. » Le tança Fillnui.

L'interpellé baissa la tête. Il n'avait aucune envie de se frotter aux ruches sauvages, de l'autre côté de l'enceinte, dans la Forêt. Le risque était réel et Fillnui le savait. C'était elle qui lui avait appris comment faire, quand ils étaient ensemble sur les branches, pour enfumer les abeilles, prendre le miel et prendre ses jambes à son cou. C'était risqué mais il ne pouvait pas refuser, pas quand elle le regardait comme ça, et pas quand il avait l'estomac pareillement noué par la nouvelle.

Il ne dit plus rien, il ruminait ce qui l'attendait et son amie y vit un accord. Elle le tapa gentiment sur le dos pour le réconforter, puis se leva.

« Tu pars déjà ? »

« Mizène m'attend. Je compte sur toi, Krintal, d'accord ? »

« Tu es bien la seule. » Murmura pour lui-même Nez-Fourré.

 

Le soir tombait. Tragzokt était allé s'enfoncer dans son hamac. Avec l'âge, c'était devenu une très mauvaise idée, mais pour le vieux gnome c'était une manière de se sentir jeune, et il aurait fait la guerre à quiconque lui avait disputé ce droit. Tant pis pour les douleurs au matin.

Il entendit des coups à la porte qui l'obligèrent à se lever.

Dehors, un Krintal tout penaud lui tendit l'encrier cédé dans la matinée, que le maître tanneur empocha à l'instant, tout en décortiquant des yeux le gnome. Pas de doute, c'étaient bien deux grosses piqûres qui émaciaient le visage de Nez-Fourré, l'une sur la joue et l'autre plus haute, à la tempe, et qui lui donnaient des allures de monstre. C'en était un peu drôle, mais douloureux, et Tragzokt savait pourquoi c'était arrivé.

« Je ne t'ai pas réveillé ? » Demanda encore Krintal.

À cet instant Tragzokt se demanda réellement pourquoi lui et Krintal étaient en froid, ou s'ils l'avaient jamais été. Peut-être que la mort subite du chasseur avait tout chamboulé et rapproché les gnomes du village. Peut-être que ce soir, tous étaient amicaux, et demain ils se remettraient à se disputer.

Il lui semblait qu'outre les piqûres, le secrétaire était livide, pas vraiment de peur mais comme de maladie, et il se mit à s'inquiéter. Le moindre rhume pouvait, face à l'influence néfaste de la Forêt, prendre des tournures tragiques, et il était toujours possible que, dans sa fourberie, la Forêt rende les abeilles vénéneuses.

« Pas du tout, pas du tout, rentre voir un moment. »

« Je ne veux pas déranger. »

« Rentre que je te dis ! »

Tragzokt referma la porte dans le dos de Krintal et le fit s'asseoir près de la chandelle de suif qui n'ajoutait rien à l'odeur épaisse de la cahute. Il faisait encore suffisamment clair pour y voir, dans la pénombre, mais le tanneur voulut quand même allumer pour regarder de plus près le visage bouleversé du secrétaire. Un instant, il se dit qu'il allait lui servir encore de la liqueur, mais une pointe d'avarice le décida que ce serait du gâchis.

« Alors, qu'est-ce que t'as, dis ? Tu es pâle comme un linge ! »

Krintal baissa les yeux un instant, et quand il les releva, ils avaient cette froideur analytique que le tanneur avait appris à haïr. Le secrétaire pointa du doigt la chandelle.

« Cette chandelle est faite de suif, tiré de la graisse d'animal que les chasseurs rapportent. Mais d'autres ont des bougies, et la bougie vient de la cire qu'on récupère dans les ruches d'abeille. Crois-le ou non mais les ruches sont rares et la cire encore plus. »

« Mettons, et alors ? »

Le doigt du secrétaire passa à la fenêtre de la hutte.

« La plupart des huttes du village n'ont pas de fenêtre. Celles qui en ont les ferment généralement par de simples peaux comme volet. Ta fenêtre est en verre, comme les fenêtres du quartier hanté. Le verre vient du sable, qu'on trouve, au mieux, en toutes petites quantités dans le lit de la rivière. »

Puis il pointa le chaudron, sans cette fois se faire interrompre.

« Ce chaudron est en fer forgé, tiré des mines de Pioche-Matin, dont les outils de mine sont en fer également. D'où vient le fer de la première pioche ? »

« Qui de la poule ou de l'oeuf est né le premier ! » Se moqua le maître tanneur.

« Qu'est-ce qui se passera quand l'enceinte du village, dans vingt ans, dans trente ans, aura pourri aux changements d'humidité, et qu'il faudra la remplacer ? Où sont nos bûcherons, où est notre scierie, où va-t-on faire sécher le bois pendant un an ? »

« Ah mais si tu es venu parler travail, je te sors de chez moi tout de suite ! » Se plaignit Tragzokt. « Tu as l'air en pleine forme dis-moi, à me balancer tes inepties ! Et moi qui m'inquiétais, bête que je suis ! »

« Je suis terrifié, Tragzokt. » Imposa Krintal. « J'ai l'impression qu'on mène un combat perdu d'avance, où toutes nos armes se retournent contre nous, et le temps manque. J'ai commis une terrible, terrible erreur de calcul. »

Cela fit rire le vieux gnome de ce rire pas tant moqueur, presque jovial, que l'âge pouvait offrir à ceux qui en avaient déjà trop vu. Le secrétaire avait beau avoir la barbe vieillie, elle était encore bien courte se dit Tragzokt, et il était toujours bien naïf. C'était la jeunesse qui parlait et qui s'inquétait de tout, après ne s'être souciée de rien.

Tout le monde avait peur, au village, et s'inquiétait sans cesse de l'avenir. Mais tout le monde vivait avec et c'était le problème avec ce sacré Krintal, de s'entêter pour rien.

« Allez, va, tu es secoué, on l'est tous ! Sale journée qu'on a eu. » Il grommela. « Va dormir, tu iras mieux demain. Et puis non ! Tu sais quoi ? Non, tiens. »

Ce fut au tour de Krintal d'être incrédule devant le revirement d'humeur de l'ancien.

« Tu veux avoir peur ? Je vais te donner une raison d'avoir peur, une vraie tiens ! Tu sais ce que les chasseurs ont ramené au village ? Tu sais ce qu'ils ont fait rentrer dans l'enceinte ? » Et il s'exclama, furieux : « Un loup ! Un loup bien vivant, comme je te vois ! »

Et comme pour marquer la nouvelle, il frappa du poing sur la table à en faire trembler la chandelle, tant c'était inimaginable pour lui d'être aussi irresponsable.

L'expression de Krintal changea du tout au tout.

D'abord il ne comprit pas, mais ensuite le secrétaire se mit à sourire, les yeux brillants, et il se leva en repoussant le tabouret, se pencha vers Tragzokt.

« Un loup ? Tu as bien dit un loup ? » Et soudain : « Un loup ! Tragzokt, nous sommes sauvés ! »

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